Le far west à deux pas de chez nous

Les premières scènes de liesse, captées pendant la célébration de la victoire de la France en juillet 2018, montrent une population soudée autour du drapeau français. Mais un drapeau algérien apparaît ici, et une musique lourde de menace annonce que cette unité sera vite oubliée lorsque chacun rentrera chez soi.


On découvre ensuite Stéphane, vite surnommé "Pento" en raison de ses cheveux gras, qui intègre une équipe de la BAC, après un accueil assez décalé de la part de Jeanne Balibar en cheffe pince-sans-rire. On va suivre alors les pérégrinations de ces trois-là dans un quartier du Montfermeil d'aujourd'hui, quelque peu différent de ce qu'il était à l'époque de Victor Hugo ! Une journée de tension permanente, que Ladj Ly parvient à restituer au spectateur. "J'ai vécu la pire journée de ma vie", dira en substance Pento. Et ce n'est rien à côté de celle qui suivra...


Ce qui est bien, c'est de ne pas avoir fait un film manichéen, de la part de Ladj Ly, issu de ce quartier. Chris est certes graveleux, raciste, abusif, mais on se dit : "je ferais comment à sa place ?". Je serais comme Pento, respectueux, vouvoyant les gamins alors qu'eux lui lancent des "va t'faire enculer" ? Ou bien je m'adapterais très vite au milieu ? Cet affrontement respect de la loi / loi du far west m'a rappelé le très beau L'homme qui tua Liberty Valence de John Ford : James Stewart, qui militait pour l'instauration d'une légalité, se faisait sauver la mise par John Wayne, le cowboy adapté au milieu.


Et il y a en effet bien des codes du western dans ces Misérables : les bandes rivales qui s'affrontent, dans une scène stupéfiante de tension, où les gitans sont face aux Noirs, bâton ou hache à la main ; la scène du saloon, lorsque Pento est envoyé se renseigner chez le grand méchant Salah ; le "roulement de mécanique", pour montrer qu'on ne craint pas l'adversaire, que ce soit de la part de Chris, des gitans ou du "maire" ; la fusillade finale. Sauf que, comme dit Chris à Pento, c'est bien réel : "c'que t'as pas compris c'est que justement on joue pas".


La grande force du film, c'est donc l'intensité de son immersion. J'étais tellement oppressé lorsque les gamins lancent des pierres sur les trois flics que je comprenais le tir de flashball. Faire ressentir ça, de la part d'un cinéaste qui défend la banlieue, c'est quand même sacrément courageux. Et pas du tout "politiquement correct" comme j'ai pu le lire sur SC. Car Ladj Ly n'exonère pas pour autant Gwada de sa responsabilité, grâce à la scène au bistrot, où Stéphane lui donne la carte SD, le plaçant justement face à sa conscience. Là, j'ai pensé à Crime et châtiment... Sauf que je ne suis pas sûr que Gwada ait eu le temps de s'interroger sur sa culpabilité bien longtemps... Soulignons ici un choix très juste : celui de faire reposer la bavure, non pas sur Pento, qui craquerait parce que "nouveau", mais précisément sur l'un des flics aguerris, plutôt le "bon" par rapport à Chris (les scénaristes avaient d'abord confié la bavure à Pento) : beaucoup plus fort car plus complexe. On se demande d'ailleurs pourquoi il n'a pas tiré en l'air, puisque cela suffisait, un peu plus tôt, à calmer les gitans eux-mêmes ! Non, il tire sur le gamin, ce qui suppose une rancoeur accumulée, une perte de contrôle... qu'on parvient à comprendre, sinon à excuser.


Si l'on ne peut condamner les flics, on ne peut non plus se poser en juge des habitants. Ladj Ly ne prend pas parti, c'est ce qu'on a pu lui reprocher, mais qui, à moi, me plaît. "Le pire, c'est que chacun à ses raisons" comme disait Renoir dans La règle du jeu. Chacun défend son bout de gras, que ce soit les flics qui doivent rester soudés, les islamistes qui cherchent à faire prospérer leur boutique, les dealers qui veulent sauver leur business, le "maire" qui veut sauvegarder sa petite situation de pouvoir. Et finalement, personne n'a intérêt à ce que "ça pète".


C'est bien la situation qui aboutit à ce chaos. Personne n'est montré du doigt. Mais personne n'est exonéré non plus de ses choix individuels. Et je crois, en effet, qu'un homme peut donner le meilleur ou le pire de lui-même suivant la situation dans laquelle il est placé. Vaste débat.


Mais revenons au film, qui a une autre qualité : celle de nous proposer des personnages hauts en couleur. Que ce soit "le maire" avec son maillot 93 ; Salah, ex-truand philosophe d'un calme souverain à la haute stature morale ; le gamin à lunettes qui "prend de la hauteur" avec son drone, représentant "l'oeil qui voit tout", fonctionnant comme une mise en abyme, d'ailleurs interprété par le propre fils de Ladj Ly ; l'ogre-gitan, qu'on frémit de voir prendre Issa par les épaules avant la scène hypnotique face au lion...


Ils sont tous assez passionnants, mais c'est Issa, "le personnage principal du film" selon les scénaristes, qui est la figure la plus marquante, le Gavroche du film. Cette journée est pour lui initiatique : de voleur de poules il se fait voleur de lion, puis est défiguré (comme griffé par le lion), déshumanisé (lorsqu'on le trimballe blessé ici et là tel un objet), enfin humilié, avec ce dialogue redoutable : "- c'est de la faute à qui, ce qui est arrivé ? - à moi". On pense à la chanson de Gavroche : «  je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire... ». Son visage doux, aux lueurs androgynes, se mue alors en un masque terrible de vengeur. Il est à lui seul une métaphore de la banlieue. Et Ladj Ly a voulu qu'il suspende son geste final, pour conclure sur une note d'espoir : il n'est peut-être pas totalement trop tard. Cet épilogue rappelle bien sûr La haine et son fameux "jusqu'ici tout va bien", film qui compta pour Ladj Ly et auquel il répond en se montrant à la hauteur.


Formidable aussi, l'idée du vol du lionceau - qui s'est réellement passé, une photo de Ladj Ly à 18 ans avec le bébé félin en atteste. Une figure animale ambivalente, comme l'est le film : à la fois mignon comme un petit chat, et monstre en puissance comme le lion adulte dans sa cage. A l'image des enfants de la cité. Cette idée permet aussi de faire surgir le fantastique au beau milieu du naturalisme quasi documentaire du film, qui parvient à concilier superbement les deux registres.


A l'issue de cette incroyable journée, chacun rentre chez soi. On voit Chris continuer à faire la police chez lui pour que ses filles acceptent d'aller se coucher, scène assez savoureuse. Gwada craquer face à sa mère, sans pouvoir se confier. Et Pento dans ses cartons, dont l'un montrant un lion, qui téléphone à son fils. Là, je me suis dit : le film devrait s'arrêter là, est-ce qu'il ne va pas gâcher sa fin, comme tant de films trop longs ?


Eh bien pas du tout, car la scène au bistrot était complètement nécessaire comme on l'a dit, et la scène de l'affrontement final est absolument magistrale. D'autant plus qu'elle avait été, finement, annoncée par celle des pistolets à eau, montrant que cette population a un pied dans l'enfance et un autre, déjà, dans celui de la guerre. Cette scène finale, que Ladj Ly affirme avoir vécue quasiment telle quelle, ce sont les barricades des Misérables. On pourra s'amuser à comparer point à point le film avec le roman de Hugo, et en constater la dégradation : Javert devenant Chris, Jean Valjean étant "le maire", Issa étant Gavroche... Le lionceau renvoie à l'éléphant de la Bastille dans lequel se cache Gavroche. Point de Marius ni de Causette en revanche, pas de place ici pour une histoire romantique : les relations hommes-femmes se résumeront à la triviale « pipe à 2 € ».


Mais les grands absents du film, ce sont les pouvoirs publics : le vrai maire, le Département, la Région, l'Etat. Ils ne sont pas mis en accusation, ce qui eût été une facilité (à laquelle auraient probablement cédé un Guédiguian ou un Ken Loach). Juste absents. Bien plus fort.


La citation finale de Victor Hugo "excuse-t-elle" le comportement des jeunes ? Autrement dit, le film porte-t-il une morale délétère ? Moult discussions sur SC à ce sujet. Je ne l'ai pas ressenti comme tel, mais la question n'est pas là. La question est bien : "que pensera un jeune issu de ces cités à ce propos ?" - si tant est que les "jeunes des banlieues" aillent voir ce film, ce dont je ne suis pas convaincu. Il est bien hasardeux de répondre à cette question.


Quant à moi, je suis ressorti de là avec le sentiment que les cités, c'est vraiment "un monde à part", le far west aux portes de chez nous. Et ça, ça fait mal, d'autant qu'on ne voit guère de solutions, tant l'énergie et les moyens à mettre en oeuvre seraient colossaux, au point où nous sommes arrivés. L'avis d'un flic officiant dans ces quartiers m'intéresserait au plus haut point, car il est possible que la réalité décrite ici soit un peu "romancée". On se prend à l'espérer, même si Ladj Ly affirme que "tout est vrai". Il a en tout cas magnifiquement esquivé les clichés : les islamistes ne cherchent pas à recruter pour la Syrie (Ladj Ly dit qu'ils ont plutôt une influence positive dans la cité), on ne verra pas de drogue ni ne subira le sempiternel rap.


Réaliste tout en étant "merveilleux". Complexe, tout en étant rude. Du grand cinéma. Le meilleur film français de l'année, tout simplement, à mes yeux !


8,5

Jduvi
8
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Créée

le 8 déc. 2019

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Jduvi

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