Les Misérables est saisi d’une urgence vitale qu’il donne à voir et à vivre en construisant un vaste crescendo dramatique placé sous le signe de l’amplification et de la fatalité : les abus de pouvoir des uns commencent par compenser l’agressivité des autres, le véhicule de brigade est un corps qui parcourt les tensions intestines et vient rétablir une harmonie en conjurant la violence par la violence. Nous sommes embarqués, nous nous identifions au personnage de Stéphane, point de vue pertinent parce qu’extérieur, comme l’est le spectateur, parce qu’il dévoile un quotidien invivable et s’efforce de restaurer une morale, forcément abstraite. Tous les protagonistes sont sur le fil du rasoir : ça va exploser, on le sent on le sait, mais quand ?


Le film de Ladj Ly est un film de circulation des corps dans les espaces : dans un cirque, sur le marché, à la brigade, au bar, dans les immeubles, sur les toits. Cette mobilité essentielle permet à la fois de sublimer la banlieue en la donnant à voir telle qu’elle est – pensons aux séquences captées par un drone – et d’accentuer son caractère multiethnique : les communautés se suivent, se rassemblent sans se ressembler, affirment leurs particularismes et les règles qui organisent leur cohabitation. Les Misérables aborde le cinéma comme un art capable d’immerger le spectateur dans un chaos urbain mêlant la beauté et l’horreur, un microcosme sous tensions et dont les tensions ne sont pas l’apanage d’un pôle : brigadiers et banlieusards sont renvoyés dos-à-dos dans leurs pratiques, et la focalisation de Stéphane révèle cette égalité impossible, intenable, qu’il condamne sans pouvoir en proposer d’alternatives cohérentes.


En construisant son long métrage comme un thriller, Ladj Ly échappe au manichéisme. Jusqu’au panneau-texte. Et la citation de Victor Hugo. Qui fout tout par terre. « Il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs ». Une citation belle et forte, certes. Mais une citation manichéenne à réinsérer dans son contexte d’expression. À qui renvoie ici la mention de « cultivateurs » ? Aux représentants de l’État, chargés d’éduquer la banlieue ? Mais reconnaître la nécessité d’éduquer la banlieue, n’est-ce pas mettre en valeur son caractère sauvage, faisant de l’éducateur un missionnaire porteur de la bonne parole ? En concluant son film sur ces mots, Ladj Ly rétablit une dichotomie et tombe dans la victimisation de la banlieue, par souci certainement de refermer son long métrage par une petite leçon de morale littéraire mais hors-sujet.


Reste une œuvre puissante, certainement la représentation la plus juste et intelligente de la banlieue que le cinéma ait connue.

Fêtons_le_cinéma
9

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Créée

le 27 mars 2020

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