Sur la forme, le film est très abouti, c’est une vraie réussite. Sur le fond, c’est beaucoup plus limite…

Filmé de manière efficace, avec une intensité dramatique de tous les instants, Ladj Ly démontre qu’il est un grand cinéaste. Sa mise en scène est brillante et l’usage du drone s’avère extrêmement pertinent. Au-delà de l’enjeu narratif, le drone donne aussi à voir une cité mise sous cloche, une masse grise et lointaine, désincarnée, déshumanisée. Le contraste avec la réalité brutale et sensorielle du terrain n’en est que plus saisissant. Les prises de vues aériennes pourraient presque être perçues comme une métaphore du traitement politique et social infligé aux cités : l’indifférence lointaine.

« Les misérables » renvoie bien sûr à « la Haine » voire à « Do the right thing » et on peut y voir, par la force de sa mise en scène, le film d’une génération, un appel au secours salutaire. Les acteurs paraissent d’ailleurs tout aussi emblématiques et puissants qu’ils ne l’étaient déjà dans « la Haine ».

Pour autant, ce film m’est apparu intellectuellement très dérangeant, au point de me gâcher une bonne partie du plaisir que je prenais à le regarder.

La scène d’ouverture inscrit immédiatement « Les Misérables » dans un propos politique clair et assumé. Pas de problème, c’est un genre comme un autre. Nous savons que l’histoire sera de l’ordre de la démonstration et que les situations et les personnages seront voués à être des archétypes. Dans « Les Misérables », ils sont censés nous permettre de comprendre les causes de l’embrasement régulier des cités. La situation et les personnages sont donc, aux yeux du réalisateur, représentatifs de la réalité sociale et politique de notre pays. Et c’est là où le bât blesse. Pour moi, la démonstration est franchement bancale voire malhonnête.

Je comprends tout à fait que Ladj Ly veuille se démarquer de la vision caricaturale des banlieues véhiculée par les chaînes d’information en continu mais, à force de vouloir prendre le contre-pied systématique, il devient tout aussi caricatural et critiquable.

C’est une chose de ne pas vouloir stigmatiser en permanence les jeunes de banlieues, c’en est une autre d’en faire des victimes systématiques de tout ce qui s’y produit. C’est une chose de présenter les représentants de l’Islam comme pouvant, à juste titre, prôner la sagesse et le compromis, c’en est une autre de faire l’impasse totale sur ceux qui, parmi eux, poussent aussi à la radicalisation et à l’exclusion. C’est une chose de dénoncer une situation politique et économique qui, depuis des années, renforce le sentiment de discrimination et d’abandon, c’en est une autre de considérer tous les maux de la cité comme relevant exclusivement de causes exogènes (le système, les flics ou les gitans). Dans la cité de Ladj Ly, hors de ces causes extérieures, rien jamais ne pousse à la discrimination, à la violence ou à la haine. La drogue n’existe pas et la religion n’est que paix et amour...

Dans le récit qui nous est fait, tout est déclenché par le climat de peur et d’intimidation instauré par un flic qui considère sa façon de faire comme le seul moyen efficace d’être respecté. Son binôme, légèrement plus en retrait, valide. Il vit lui-même en banlieue, il n’a pas trouvé d’autres moyens d’agir, le contexte justifiant les moyens. Mais de quel contexte parle t-on ? Ladj Ly nous montre une cité aux rapports virils mais dont les menus larcins et autres écarts paraissent parfaitement anecdotiques au regard du harcèlement policier mis en place. En clair, faute d’explication supplémentaire, le spectateur ne peut être que choqué par le comportement d’un abruti et de son binôme dépassé par les événements. Je ne nie pas que ces personnages prototypiques existent réellement, mais peut-on réellement se limiter à ces deux seuls exemples dans un film où la démarche sociologique est assumée ?

Bien sûr, on va me parler du troisième larron. Il est certes plus nuancé mais il reste un simple observateur qui ne joue aucun rôle dans le déclenchement de la crise. S’il apporte un peu d’humanité, il est vite disqualifié parce qu’inapte à comprendre la réalité crue du terrain. Il apporte un peu d’éthique là où le réalisateur nous dit qu’elle n’existe pas. Il est donc l’exception qui confirme la règle.

Bien sûr encore, on va me dire qu’un film de fiction n’a pas vocation à être exhaustif. Ok. Mais les choix de réalisation étant ce qu’ils sont, il est impossible, en ce qui me concerne, de ne pas y voir un choix délibéré de tromper le spectateur en retirant soigneusement tout ce qui pourrait nuire à la thèse défendue. Quand bien même cela apporterait des clés de compréhension supplémentaires…

Dans le cadre d’un film qui prétend être représentatif de la réalité, cela interroge. Cela interroge d’autant plus que la représentation de la cité, plus approfondie, n’en est pas moins, de manière surprenante, parcellaire.

Les femmes sont quasiment inexistantes, si ce n’est dans deux scènes très courtes. Elles sont réduites au rôle de mère confinée ou de prétextes scénaristiques passagers. Que cela représente la réalité de la cité ou le choix du réalisateur, ce constat témoigne d’une forme d’exclusion bien réelle qui, évidemment, est totalement évacuée du débat sur la violence sociale, pourtant centrale dans le film. Ici, les femmes ne participent à rien, ni aux idées, ni aux actes. Leur parole et leur présence physique est donc parfaitement inutile. Si l’on peut éventuellement comprendre qu’elles ne prennent pas part aux rixes, comment justifier l’absence totale de point de vue des mères ? Des sœurs ? Des amies ?

Quand à ces fameux « jeunes de banlieues » dont les médias raffolent, ils sont ici majoritairement représentés par des enfants... Ils trompent l’ennui comme ils peuvent, gentiment, par le jeu ou, au pire, en allant voler un lionceau dans un cirque... Rien qui pourrait renvoyer de près ou de loin à des comportements violents et réellement répréhensibles. Non ça n’existe pas. Ou alors systématiquement provoqués par les autres.

La fin confirme par ailleurs ce triste constat. Un sentiment de malaise nous prend en découvrant que la justification prend le pas sur l'explication. En victimisant à outrance la population qu’il est censé défendre, Ladj Ly la rend excusable de tout. Malsain.

jjpold
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le 18 mai 2020

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jjpold

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