L'homme qui aimait plus la nature que le cinéma
Avec Les Moissons du Ciel, Terrence Malick signe son second long-métrage, trois ans après La Balade Sauvage. Titrant dans le rôle principal non plus Martin Sheen mais Richard Gere, il nous emmène cette fois en 1916, dans les champs de blé d'une Amérique rurale, pour suivre l'histoire d'amour d'un homme et d'une femme (ça me fait penser que je ne sais pas si c'est que je ne me rappelle plus de leurs noms ou si leurs noms ne sont pas précisés dans le film). Rien de bien brillant en voyant ce résumé, et c'est avec appréhension que je me lance dans le prétendu chef-d'oeuvre de la filmographie de Malick.
J'avoue être assez mal à l'aise au moment où j'écris cette critique. J'ai toujours eu pour habitude de critiquer mes films après les avoir vus, ou au moins les noter, sur des critères qui sont généralement des invariants du cinéma: est-ce que le scénario est solide ? Est-ce que les personnages sont approfondis ? Est-ce que l'univers est original ? Et bien d'autres encore. Jusqu'ici, les trois films que je m'étais abstenu de noter (Blade Runner, Citizen Kane, Benjamin Button) sortaient de ces critères mais tout en étant interprétables et divertissants. Avec Les Moissons du Ciel, j'ai l'impression d'être confronté à quelque chose de nouveau, d'à la fois très beau et très ennuyant. Mon verdict (j'ai laissé couler 24h avant de rédiger cette critique) est celui-ci: si Les Moissons du Ciel m'a tant dérangé, c'est parce qu'il n'est pas le genre de film qu'on a l'habitude de voir: ce n'est pas un film comme on l'entend aujourd'hui avec l'industrie du cinéma qui bat son plein, mais plutôt un objet du cinéma, voire même une oeuvre d'art, qui cherche d'autres façons d'aborder le 7e art, d'une façon totalement déconcertante.
Autant La Balade Sauvage était interprétable facilement et à la portée de tout le monde, autant avec Les Moissons du Ciel j'ai l'impression d'être devant un recueil de poésie. Et il y a deux manières d'aborder la poésie: soit on se laisse subjuguer par les vers du poème, ici des plans d'une esthétique absolument extraordinaire, parfaite pour l'époque, et on se laisse prendre à la beauté des mots, ici des paysages et de l'émotion qui se dégagent de chaque élément de chaque plan; soit on abandonne toute idée de se divertir devant ce film, ou même de ressentir quoi que ce soit, et on le regarde avec l'objectif d'interpréter chaque détail, chaque élément et sa symbolique, de façon à s'approprier l'essence du film, en quelque sorte; à le comprendre. Cette dernière approche me fait clairement penser aux textes qu'on donne aux élèves au lycée, pour qu'ils l'analysent: ici, c'est la même chose, mais avec un objet du cinéma.
Personnellement, j'ai le cul entre deux chaises: faisant face à cette espèce de cinéma nouveau, je n'ai eu tout de suite le réflexe d'analyser chaque élément de chaque plan et d'en extraire la symbolique, en partie parce que je n'avais pas compris que la force du film résidait à 50% dans des plans-métaphores. J'ai donc essayé de m'y prendre, de rentrer dans l'histoire mais... Quelle histoire ? Quelqu'un a-t-il déjà vu de la poésie se doter d'un scénario ? Ici, l'histoire d'amour qui semblera niaise en apparence (ce film est à 99% du second degré) est la symbolique d'un thème que Malick adore (pour dire cela je ne me base que sur La Balade Sauvage): la nature. Filant le parfait amour tels Adam et Eve, ils sont innocents, travaillant main dans la main dans des champs de blé, dans une ambiance à mi-chemin entre Orgueil et Préjugés et Des Souris et des Hommes. Jusqu'à ce que le serpent, caractérisé ici par l'argent, fasse son apparition: le propriétaire du champ va mourir d'un cancer, et il amoureux de celle qu'on va appeler Eve: Adam va la pousser à l'épouser pour qu'ils puissent hériter du domaine, et ainsi tout bascule: les plans d'animaux, les plans ensoleillés, les plans majestueusement magiques du ciel et du soleil qui se couche que l'on trouve dans la première partie du film disparaissent, au profit de scènes telles que celle de l'incendie. Résumer le film de cette manière demeure assez réducteur, d'autant plus que je n'ai pas pu remarquer chaque métaphore, chaque élément posé par Malick dans son film: pour cela il faudrait que je le revois. Mais si je n'ai pas mis de balise spoiler, c'est pour la raison que j'ai évoquée plus haut: il n'y a pas vraiment de surprise dans ce film, ni de volonté de narration; ou s'il y en a une, elle n'est pas travaillée, puisque ce n'est pas ce que le réalisateur voulait.
Imaginez le thème des Moissons du Ciel orchestré par le grand Ennio Morricone, que tout le monde connaît (mais si, ça fait "na na na na") sur des plans aussi somptueux que ceux de ce film, et vous obtenez un semblant de ce que ce film cherche à partager. Ce film, finalement, ne m'a pas personnellement marqué, ni envoûté; si j'ai cette sorte de respect admiratif en écrivant cette critique, c'est parce que je comprends le potentiel du film, et que je comprends pourquoi il a ce statut de chef d'oeuvre du cinéma. Je ne parlerai même pas des acteurs, tant Richard Gere n'est pas vraiment "bon"; mais qu'est-ce que ça change ? Encore une fois: y-a-t-il un approfondissement des personnages dans la poésie ? Non, non, il faut simplement se laisser subjuguer par leur histoire, et surtout la portée symbolique de leur amour, même si j'ai conscience qu'elle ne touchera pas tout le monde. Chaque personne qui regarde ce genre de film pour la première fois ne pourra que remettre en question, comme moi aujourd'hui, sa vision du cinéma, et la manière avec laquelle il faut qu'il l'aborde: qu'est-ce qu'un film ? Est-ce qu'un objet du cinéma est appréciable, au même titre qu'un film divertissant ? C'est une question que je laisse en suspens, puisque tout le monde n'en aura pas la même appréciation; je conseille tout de même de regarder Les Moissons du Ciel afin de garder l'esprit ouvert et de disposer des meilleurs outils pour répondre à cette interrogation.