En 1932 paraissait un essai de Paul Nizan, Les Chiens de Garde (aujourd'hui édité chez Agone), écrit pamphlétaire qui décortiquait et dénonçait la perspective dite « idéaliste » des philosophes contemporains qui jouissaient d'une très confortable notoriété. Selon lui, l’argumentaire de la majorité d'entre eux ne prenait aucunement en compte la réalité matérielle de l'homme et l'expression concrète de son existence : au contraire, elle se complaisait dans cette idéologie idéaliste garante de la pensée bourgeoise, pensée dominante et immuable.
En 1997, Serge Halimi, écrivain, journaliste et directeur du Monde diplomatique, était l'auteur d'un autre livre polémique qui connu un succès plutôt inattendu lors de sa sortie : Les Nouveaux Chiens de Garde, paru chez Raisons d'agir. En ouverture, un apophtegme (merci Siné !) tiré de l’œuvre de Nizan :

« Nous n'accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu'au pouvoir des banquiers. »
Paul Nizan, Les Chiens de Garde, Agone, 1932

Halimi, bien qu'il ne fût pas le premier à le faire, y révélait sans concession la collusion manifeste entre pouvoirs médiatique, politique et économique – non sans rappeler un article du Diplo d'août 2011 sur la situation aux États-Unis. Il analysait également la thèse selon laquelle « le fait divers fait diversion », selon la formule de Pierre Bourdieu.

Et aujourd'hui ? Eh bien aujourd'hui (mercredi 11 janvier 2012 plus précisément) sort en salles Les Nouveaux Chiens de Garde, de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat. Que les choses soient claires : si ce film n'apprend rien de véritablement nouveau par rapport à des films comme ceux de Pierre Carles (du genre de Pas Vu Pas Pris, 1998, La Sociologie est un Sport de Combat, 2001, ou encore Attention Danger Travail, 2003), il n'en reste pas moins un film à charge, une diatribe violente teintée d'humour, un énorme pavé lancé dans le marécage poisseux des médias dits « dominants ». Voir l'alléchante bande-annonce que l'on peut visionner sur le site du film, lesnouveauxchiensdegarde.com.

La forme, qui oscille entre analyse méthodique et pamphlet urticant, rythmée par une infographie aussi juste que jubilatoire, assoit habilement le propos des auteurs. Les Nouveaux Chiens de Garde est un réquisitoire magistral qui dénonce, à son tour, la concentration des pouvoirs et cette indépendance illusoire que revendique l'immense majorité des médias traditionnels. Ces derniers n'hésitent pas à s'ériger en parangon de vertu, d'objectivité et de pluralisme en s’autoproclamant contre-pouvoirs légitimes et démocratiques alors qu'ils sont de facto la propriété de grands groupes industriels du CAC40, fatalement proches du pouvoir politique, quel qu'il soit.
Le cas d'école : la famille Lagardère, dont la connivence assumée et affichée avec le pouvoir politique n'est plus à démontrer, est propriétaire de dizaines et de dizaines de médias en tous genres comme (liste non-exhaustive) les radios Europe 1 et Virgin Radio, les journaux Paris-Match, Be, Le journal du Dimanche et ELLE, les franchises Relay, Virgin, Gulli et Astérix, des sites comme Doctissimo, les éditions Hachette, sans oublier une part non-négligeable d'EADS. La liste est tout simplement vertigineuse ; le terme « concentration », un bel euphémisme.

Est également pointée du doigt cette poignée de personnalités – éditocrates, patrons, présentateurs et pseudo-savants – censée représenter la diversité du paysage médiatico-économique. Parmi eux, on peut citer : Alain Duhamel persuadé que la qualité de l'objectivité et de l'indépendance croît avec la quantité des médias ; Michel Field, ancien soixante-huitard d'extrême-gauche à la limite du terrorisme et nouveau défenseur des causes Casino et UMP ; Elie Cohen et Alain Minc, experts économiques de service et apôtres du sacro-saint marché ; Jean-Pierre Pernaut, Yves Calvi, David Pujadas et autres Bernard-Henri Lévy n'ont quant à eux plus grand chose à prouver.... un vrai massacre ! Le point d'orgue de cet amas d'absurdités : les réunions mensuelles du Siècle, qui réunit les membres de la classe dirigeante française, pour y rencontrer le gratin des dominants afin de parfaire « l'éducation » (sic) du peuple français si réticent à la « réforme » – ce dernier terme étant assurément l'incontournable de la novlangue libérale. Deux options s'offrent alors à eux pour ne pas remettre en cause le pouvoir qu'exercent les propriétaires des médias : le nier, tout simplement, à la Claire Chazal, ou bien affirmer qu'il est normal, voire naturel que ce pouvoir s'exerce, à la Franz-Olivier Giesbert :

« Mon pouvoir, excusez-moi, c’est une vaste rigolade. Le vrai pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital. Il est tout à fait normal que le vrai pouvoir s’exerce. »
Franz-Olivier Giesbert, France Inter, 1989

Comme le dit Frédéric Lordon à propos du don de (non) voyance d'Alain Minc au sujet de la crise, « il y a une constance dans l'erreur qui est accompagnée d'une constance similaire dans l'indulgence. » Dont acte.

Les Nouveaux Chiens de Garde est un film documentaire à fort pouvoir relaxant, salutaire et réjouissant, qui interroge ces gardiens millésimés de l’ordre économique et social accrochés depuis plus de trente ans à leur antienne séculaire et libérale comme un morpion à son poil. Une voix off, ironique, caustique et assassine à souhait, ponctue de manière humoristique les aboiements de ces nouveaux chiens de garde et donne la parole, deux heures durant, à des invités moins médiatiques qui s'en donnent – forcément – à cœur joie. On a ainsi le plaisir et la joie de pouvoir écouter les économistes Frédéric Lordon et Jean Gadray, le journaliste Michel Naudy, le sociologue François Denord et l’un des fondateurs d’Acrimed, Henri Maler.
Si vous êtes intéressé(e)s par ce film, foncez dans l'un des cinquante cinémas ayant accepté de le diffuser car bien entendu, cela va de soi, il ne sera jamais diffusé à la télévision... À bon entendeur, salut !

PS : Une pensée pour Michel Naudy, dont la mort récente (le 2 décembre 2012) ne laisse pas indifférent. Ancien chef du service politique du quotidien l’Humanité, puis cofondateur et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Politis, il avait ensuite été journaliste à France 3 à partir de 1981, jusqu'à devenir rédacteur en chef de la rédaction nationale. Michel Naudy était notamment engagé dans divers mouvements politiques en Ariège depuis une dizaine d’années.

La critique en images ici : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Les-Nouveaux-Chiens-de-Garde-par-Gilles-Balbastre-et-Yannick-Kergoat
Morrinson
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le 24 août 2013

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le 8 avr. 2013

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