Les Nuits de Cabiria s’ouvre sur un plan large dans lequel Cabiria, dansante, sautille en compagnie de Giorgio, son amant. Ce premier plan est marquant car évoque peut-être l’un des rares moments de bonheur du film. Cabiria, allègre, finie poussée à l’eau et tous ses espoirs disparaissent. De cette façon, Fellini nous donne déjà le ton du film, comme un diapason donnerait le La. Les Nuits de Cabiria sera un film sinistre, certes, mais pas fataliste : en atteste la fin ambigüe où Cabiria, la larme à l’oeil et sans sou ni lieu où vivre se retrouve entourée par cette bande de jeunes presques bohémiens. Un sentiment aigre doux se dégage alors de cette folie dionysaque, “on ne sait plus où l’on est” annoncera le personnage féminin : les guitares, les vélos, ce garçon qui aboie, tout évoque une fête. Cabiria qui deux minutes avant perdait tout sauf la vie se voit symboliquement escortée par des anges, et sourit sincèrement. Le film s’ouvrait sur une tentative de meurtre et se finit sur une autre, mais elle garde espoir; là où elle n’aura cessée de le perdre tout au long du film.
Cette scène finale, surréaliste, n’est pas sans me rappeler la fin de “Blow Up” par Antonioni : elle arrive contre toute attente et vient donner un charme immense au film. Cet onirisme se retrouve d’ailleurs dans les choix de cadrages, de lumières très contrastées, mais surtout dans les situations vécues par Cabiria : dans l’hôtel où elle observe ces femmes danser en tenue traditionnelle, chez ce riche acteur où elle découvre pour la première fois du homard, dans cette réunion presque mystique autour de la Vierge Marie, avec le prestidigitateur aux cornes de diable, mais surtout lors de cette fameuse nuit où elle rencontre cet étranger venu aider les troglodytes par charité. Cet homme qui va jusqu’à leur apporter la lumière : elle le rencontre en pleine nuit, et deux plans plus tard le jour s’est déjà levé, rayonnant.
On vit tout au travers du personnage le regard de Cabiria, qui imprime ses émotions sur son visage : lorsqu’elle prie, elle est montrée en gros plan; lorsqu’elle observe la scène de réconciliation chez Alberto Spazzari on a littéralement le point de vue de Cabiria avec le trou de la serrure autour. La vie grouille de partout dans cette Rome, entre les prostituées, les parias, les bourgeois et les religieux, et Fellini nous permet de ressentir le fourmillement et la densité de la ville par des cadrages serrés, ou au contraire des plans de foules très larges en plongée. Certains plans de foule jouant sur les différentes valeurs de plans (notamment lors de la concession pour la vierge Marie) me rappellent presque le style qu’avait pu développer Eisenstein dans Le Cuirassé Potemkine, particulièrement lorsque les gens marchent sur les genoux. Mais Fellini montre que la foule peut prendre différentes formes. Il la représente aussi lors du spectacle, machiste, oppressante envers le personnage Cabiria. Une foule presque sauvage, animale.
Cabiria est finalement en inadéquation dans tous les milieux qu’elle côtoie. Face à ces spectateurs grossiers, elle évoque l’amour, la pureté et danse une valse seule. Mais elle préfère danser le mambo lorsqu’elle est dans cet hôtel avec Alberto. Fellini montre que les valeurs morales ne coïncident d’ailleurs pas nécessairement avec le statut social. Dans les quartiers riches, elle est invitée à débarrasser le trottoir par le voiturier, elle est bousculée par Jessy, méprisée par les bourgeois de la soirée mondaine. Mais elle est aussi issue d’un milieu difficile : les clients (qui n’intéressent d’ailleurs pas tant Fellini, aucun de leur visage ne sera montré. Ils sont impersonnels, représentés par des voitures qui s’arrêtent devant elle) la sifflent, la vieille prostituée l’injure gratuitement… Fellini dépeint un univers violent où les rêves de la jeune fille semblent inatteignables, ses espoirs factices. L’aspect fantasmagorique vient représenter l’idéal de la jeune fille, ses attentes; l’aspect réaliste, presque misérable et tragique au contraire vient appuyer la dureté de la société italienne de l’époque.


Ce paradoxe est d’ailleurs pour moi appuyé au maximum lors de l’une de mes scènes préférées qui est aussi l’une des dernières, où Cabiria et Oscar se retrouvent prêts à se marier. La scène débute de façon idyllique à 1:42:03 par un plan sur un paysage magnifique, une musique romantique, et par le biais d’un panoramique, la caméra vient retrouver les deux amoureux. Ils sont sur le balcon d’un bar, et dès le début de la scène on comprend par des procédés subtils qu’Oscar n’est pas celui qu’il prétend être, que ses intentions ne sont pas si bonnes. Tout est magnifique pour Cabiria, elle se retrouve là où elle n’aurait jamais pensé être, un endroit chic, loin de toute la misère qu’elle a pu traverser. Cela dit, curieusement, Oscar a des lunettes de soleil, on ne voit pas ses yeux, ses émotions, là où Cabiria affiche très clairement un bonheur non dissimulé par le biais d’un sourire immense. Oscar annonce son plan : “Le coucher de Soleil sera beau.” et l’acteur effectue des gestes brusques, par exemple lorsqu’il empêche Cabiria de payer ou qu’il lui sert du vin. On sent une forme de nervosité dans son personnage. Elle ironisera par une phrase à double sens sur cet aspect surprenant pour Oscar, que l’on a connu très doux tout le long du film : “Tu veux m’enivrer ?”. Pour souligner subtilement le suspense (qu’Hitchcock décrit comme "a state or feeling of excited or anxious uncertainty about what may happen.") Fellini place la liasse au centre des plans sur Cabiria. Je ne trouve pas ça absurde de dire que cette scène est hitchcockienne, pleine de sous-entendus et d’ambiguïté. Le seul moment où Oscar relève ses lunettes, c’est justement lorsque Cabiria se met à parler de son argent, et quand elle range cet argent dans son sac, nous avons alors un écho de la première scène où elle se fait voler son sac. Les rêves de Cabiria l’empêchent de voir la vérité.

Don-Droogie
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Vus en 2020

Créée

le 22 janv. 2021

Critique lue 114 fois

2 j'aime

Don Droogie

Écrit par

Critique lue 114 fois

2

D'autres avis sur Les Nuits de Cabiria

Les Nuits de Cabiria
Docteur_Jivago
8

Goodbye Stranger

C'est en 1957 que Federico Fellini co-écrit et met en scène Le Notti di Cabiria, relatant les déboires d'une prostituée un peu simplette et pleine de vie qui croit régulièrement au grand amour avant...

le 5 mai 2017

29 j'aime

1

Les Nuits de Cabiria
Grimault_
9

La nuit, je mens

Sorti en 1957, Les Nuits de Cabiria n’est pas à proprement parler un film « néoréaliste », ce courant cinématographique étant daté de 1943 à 1955 (environ). Pourtant, il en porte toujours les marques...

le 11 juin 2021

20 j'aime

Les Nuits de Cabiria
Alligator
9

Critique de Les Nuits de Cabiria par Alligator

La notte de Cabiria est un superbe morceau de bravoure de mise en scène. Fellini filme sa femme avec une si grande délicatesse. Acte d'amour. La perle du film est bien cette Giuletta Massina qui...

le 5 janv. 2013

20 j'aime

Du même critique

Nobue’s Sea
Don-Droogie
10

Pourquoi pleus-je ?

Nobue Kawana était une jeune fille bourrée de talent. A l'âge de 16, son ami Keiko Saitou et elle se rencontrent. Keiko passe son temps chez elle, et ensemble ils jouent de la musique qu'ils...

le 11 déc. 2020

5 j'aime

4

Sous le ciel bleu de Hawaï
Don-Droogie
7

Let's go on a moonlight swim

Cette critique subjective découle d'un mélange de passions : Quand j'étais enfant, j'ai vécu un an dans les Caraïbes, et j'ai failli me noyer à plusieurs reprises. Depuis je suis sujet à une peur...

le 4 déc. 2021

5 j'aime

2

Asteroid City
Don-Droogie
5

IL N’Y A PAS QUE LA VILLE QUI EST DÉSERTE, LE FILM AUSSI

Cette histoire de soucoupe volante me passe totalement au-dessus de la tête. Tout le monde le reconnaît, et je l’ai tout de suite défendu en voyant ses autres films, Wes Anderson a une identité...

le 5 août 2023

4 j'aime