Manifestement Docteur, vous n'avez jamais été dans un orphelinat de jeunes filles.

On n’avait pas revu Sofia Coppola au cinéma depuis 2013 (hormis un passage chez Netflix en 2015 avec le moyen métrage A Very Murray Christmas avec Bill Murray) et son The Bling Ring, présenté dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes. A cette époque, la fille de Francis Ford Coppola restait sur le prestige et la consécration internationale de son dernier film Somewhere, Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2010. Porté par une Emma Watson dans un rôle à contre-emploi, The Bling Ring reçoit malheureusement un accueil tiède, les critiques jugeant le film vain et complaisant, faisant état d’une machine qui commence à montrer ses limites. Après l’adaptation live avortée de La Petite Sirène pour Disney, Sofia Coppola se tourne vers un projet plus minimaliste mais tout aussi personnel dont peu d’informations filtrent jusque-là. Alors lorsqu’en janvier dernier, Thierry Frémaux annonce que le nouveau film de Sofia Coppola sera présenté en compétition officielle, il est permis de croire que la cinéaste a retrouvé la grâce et le génie de ses précédents films, Virgin Suicide et Lost in Translation en tête. Cependant et malgré toute l’estime pour Sofia Coppola, la presse s’interroge sur la sélection en compétition de ce qui se présente comme un remake du célèbre film réalisé par Don Siegel en 1971. Le délégué général du Festival de Cannes doit donc justifier son choix en expliquant que Les Proies est davantage une relecture « fidèle » du roman de Thomas Cullinan (1966) qu’un remake du film porté par Clint Eastwood. Et en ce sens, il est vrai que Sofia Coppola a totalement délaissé le positionnement machiste du film pour en faire le contrepoint féministe et ironique.



Onze ans après avoir présenté Marie-Antoinette, Sofia Coppola renoue avec un cinéma d’Histoire et de costumes dans Les Proies, une réadaptation du roman éponyme de Thomas Cullinan, moins un remake du film de Don Siegel qu’une relecture stylisée.



Pamphlet féministe revendiqué dès les premières scènes, Les Proies prend donc le point de vue de ces femmes tourmentées par l’arrivée d’un soldat blessé, très vite devenu l’objet de tous les désirs. On comprend rapidement que l’isolement dans cet orphelinat, loin de la Guerre de Sécession, est une souffrance pour ces femmes dont les hormones se font de plus en plus insistantes. Sofia Coppola ne se prive d’ailleurs pas de filmer à plusieurs reprises les barreaux, les portails et les serrures fermées, appuyant autant l’idée d’enfermement que de refuge face aux mauvaises intentions de l’extérieur (et donc des hommes). Pourtant, c’est bien le grand méchant loup qui se fera inviter dans l’orphelinat à travers ce soldat de l’Union recueilli et soigné par les habitantes de l’établissement dont la maîtresse des lieux est incarnée par Nicole Kidman. Malgré leurs préceptes catholiques, elles deviennent rapidement tentées par le diable qui agit ici comme un beau parleur. Mais au fond, qui est la proie dans ce film ? Le sexe féminin face à la tentation masculine ? Ou ce soldat mal intentionné face à ces femmes castratrices ? Un peu des deux semble-t-on comprendre à l’issue du film, d’où le titre français écrit au pluriel (le titre original The Beguiled vient de l’expression « to be beguile » qui signifie « être séduit/envoûté »). Chacun des protagonistes du film aura recours à l’instrumentalisation pour tenter de prendre l’ascendant sur l’autre, et dont l’arme la plus évidente reste le désir. On retrouve ici avec grand plaisir Kirsten Dunst et Elle Fanning (vues respectivement dans Virgin Suicide et Marie-Antoinette pour l’une, Somewhere pour l’autre) qui sont rejointes par Nicole Kidman et Colin Farrell (couple que l’on retrouvera dans Mise à Mort du Cerf Sacré, Prix du Scénario à Cannes). Une distribution en or qui convainc à tous les niveaux, grâce à des personnages forts qui accentuent sans lourdeur la dimension guerre des sexes. Il faut connaître la filmographie de Sofia Coppola sur le bout des doigts pour comprendre que Les Proies n’est pas qu’une relecture linéaire du propos douteux du roman éponyme de Thomas Cullinan, c’est avant tout une ode à la sororité de la part de la cinéaste. On retrouve ainsi les liens forts, la pureté de ces femmes, leurs longs cheveux blonds et leurs robes virginales, points communs des films de la réalisatrice. Avec Les Proies, Sofia Coppola semble offrir une opportunité de vengeance aux sœurs Lisbon de Virgin Suicide. Ici c’est la solidarité féminine qui permettra aux protagonistes de s’émanciper de celui qui souhaite imposer sa loi. Mais même lorsque la communauté sera à nouveau soudée, ce retour à la normale ne sera finalement que le retour à une mécanique de frustrations et de statisme, sans possibilité de libération, comme en témoigne l’ultime et somptueux plan du film.



Les Proies est un huis-clos à l’esthétique soignée qui plaira assurément aux inconditionnels de Sofia Coppola.



Prix de la Mise en Scène incontestablement mérité, Sofia Coppola est repartie de la Croisette avec un joli prix et le privilège d’être seulement la deuxième réalisatrice à recevoir cette récompense à Cannes (la première étant la russe Ioulia Solntseva pour Récit des Années de feu en 1961). Certains avaient attaqué le film sur son académisme mais ça serait nier à quel point la cinéaste – de par son implication dans le milieu de la mode et de l’art contemporain – nous rappelle que le cinéma repose aussi sur une maîtrise technique grâce au soin apporté aux décors, aux costumes et à la lumière. De l’espace restreint d’un orphelinat, Sofia Coppola en fait un Eden mais selon la définition de l’écrivain Ann Druyan qui l’évoque comme une « prison dorée ». Pour l’occasion, la réalisatrice a travaillé avec le chef opérateur français Philippe Le Sourd, connu pour son travail sur The Grandmaster de Wong Kar-Wai. Tout le film semble se dérouler dans un monde à part, perdu et embrumé où la nature luxuriante et le temps semblent suspendus. Tourné en 35mm, chaque plan est une merveille de cinéma et annonciateur d’une menace à venir. C’est sans doute là le principal défaut du film qui semble avoir privilégier la photographie au détriment de la narration et de la Grande Histoire dont le film aurait pu évoquer les tenants et aboutissants sur les femmes à cette époque. Les Proies se contente d’enchaîner les situations sans audace ni surprise et de poursuivre son déroulement jusqu’à son issue attendue. Reste alors chez Les Proies un thriller historique et psychologique de grande classe dont l’efficacité repose sur une précision visuelle remarquable et une ironie qu’on ne connaissait pas chez la cinéaste. Ce portrait de femmes vénéneuses est une réponse cinglante et bienvenue au film de Don Siegel que le jury cannois a eu l’élégance de récompenser. Des femmes prédatrices mais surtout des héroïnes fortes qui s’émanciperont du diktat masculin en même temps qu’elles renoueront avec l’insatisfaction. S’il lui manque une vraie ambiguïté narrative, Les Proies est sans doute la plus belle réponse à une industrie du cinéma encore frileuse à l’idée du donner du pouvoir aux femmes.


Critique à retrouver sur CSM.

Softon
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le 20 août 2017

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Kévin List

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