De l'art de réadapter un huis clos érotique terrifiant, pour en faire une jolie broderie

Que j'entame par une déclaration de bonheur avant d'en venir aux bonnes raisons de bougonner malgré tout : retrouver Sofia Coppola derrière une œuvre à la fois signifiante, belle – et à l'oreille, et à l’œil –, enfin capable à nouveau d'autre chose que de brasser du vide, et apte à installer des personnages captivants, c'est déjà en soi un plaisir immense. Parce que franchement, le règne des vanités qu'était ce petit cinéma clinquant, chic et creux amorcé depuis Marie-Antoinette, consommé dans Somewhere et parachevé jusqu'à l'absurde dans The Bling Ring, on commençait à en avoir sérieusement fait le tour.


Tournée la page de la vacuité poseuse, donc !
Rien de tel ici puisque, enfin, l'on retrouve – quoique plus minimalistes, mûres – cette sensibilité et cette esthétique qui avaient fait la marque et le langage de Sofia Coppola : style aérien, diaphane, tout en effleurements, à demi déréalisé ; style qui, de langage incorporel lorsqu'il s'adosse thématiquement à un travail authentique d'écriture et de mise en scène à propos de l'ennui, l'égarement, la déshérence, la flânerie ou l'incertitude, court sans cesse le risque de se parodier en langage désincarné sitôt que le style – vide, et de ce fait vulgaire – y devient un prétexte autosuffisant.


Les Proies, quoi qu'on puisse lui reprocher par ailleurs, ne franchit jamais ce mauvais seuil de la vacuité poseuse : il s'agit d'un film sur l'irruption perturbatrice des distractions du désir au milieu de l'ennui. Et ce thème sous-jacent de l'ennui – de l'ennui rompu, mais menaçant de reprendre ses droits – est à la fois ce qui fait la singularité de cette adaptation, ce qui la distingue nettement de la proposition de Don Siegel, et ce qui dirige de part en part les choix artistiques à la réalisation. À ce qu'il me semble, du moins, c'est parce que Sofia Coppola veut parler d'ennui qu'elle accorde une place si prépondérante au cadre de l'action, filme la nature de façon intimement sensorielle et fige les alentours du pensionnat dans d'élégants mais inertes halos de lumière du petit matin ou de l'après-midi paresseuse, filtrant à travers les cheveux d'ange qui pendent aux arbres ; parce qu'elle veut parler d'ennui qu'elle exclut presque entièrement toute musique qui ne soit intra-diégétique ; parce qu'elle veut parler d'ennui encore qu'elle choisit de laisser tout du long du film monter, assourdi, le bruit des combats et du canon au loin sous le babil imperturbable des oiseaux, rappelant ainsi de façon palpable et constante que le pensionnat est un refuge de circonstance ; parce qu'elle veut parler d'ennui toujours qu'elle décide de montrer la moindre entorse à la routine – que ce soit pour un repas, pour un chant, pour une prière – comme une occasion de distraction avant tout ; parce qu'elle veut parler d'ennui enfin, qu'elle insiste sur le désir de fuir d'Edwina plutôt que sur sa naïveté de jeune femme en mal d'amour, ou qu'elle choisit de dépeindre en Alicia une adolescente inconséquente qui joue avec l'interdit plutôt qu'une jeune fille jalouse animée par un désir violent.


Pour sûr, on peut reconnaître à Coppola de ne pas mimer Siegel.
L'arrivée du soldat blessé dans le pensionnat, lue par Siegel, était l'intrusion fracassante du mâle au milieu d'une enceinte autoritaire où la sexualité féminine était réprimée : de ce fait, le film devenait une œuvre érotique implacable sur la férocité du désir ; et sur ce filon, déclinant avec génie le motif du loup qui ayant cru s'inviter dans la bergerie se retrouvait seul et blessé dans une fosse aux lionnes, Don Siegel offrait un thriller psychologique pervers, intense et furieusement subversif. Lue par Sofia Coppola, cette même arrivée du soldat blessé devient l'intrusion de la distraction au milieu de l'ennui, l'apparition à la fois inquiétante mais excitante de l'altérité au sein de la monotonie : logiquement, la subversion ou la tension érotique se réduisent alors à des composantes subsidiaires, voire anecdotiques, et le film devient une œuvre sur le jeu – sa part d'inauthenticité, d'imposture, de danger.


En ce sens, la protestation que je me serais le plus spontanément vu adresser au film au sortir de la séance – pour faire simple : « Mais comment c'est possible de réadapter quarante-cinq ans plus tard un roman duquel est sorti un premier film si sévèrement burné, pour à l'arrivée pondre un truc plus sage qu'une dentelle de fillette ? » – n'est pas vraiment une protestation légitime : que Sofia Coppola choisisse de ne pas répéter Don Siegel et d'emmener le roman ailleurs, non seulement cela est sa stricte liberté en tant qu'artiste, mais plus encore cela est le meilleur choix possible lorsqu'on passe derrière une adaptation de ce calibre qui, sur son propre terrain, resterait de toute façon indépassable.


Un travail plus délicat dans l'installation des personnages.
D'ailleurs, à y prêter davantage attention, je réalise que cette réorientation a beaucoup à voir avec les quelques aspects sous lesquels la version de Coppola réussit à se hisser au-dessus de celle de Siegel. (Quoique dans l'ensemble je l'aie trouvée incomparablement inférieure.) Il y a le soin porté à l'enveloppe visuelle et sonore du film, que j'ai déjà mentionné et qui en fait, sur un plan strictement esthétique, bien que le plan esthétique ici soit intimement lié au plan thématique, un plus joli objet que la version de 1971 – même si au détour de certaines scènes il arrive de souhaiter que le directeur de la photographie, subjugué qu'il semble avoir été par son éclairage en lumières naturelles, se soit inquiété que les intérieurs restent suffisamment éclairés pour qu'on y distingue correctement les visages et l'action. Outre l'esthétique, cependant, il y a le choix surtout d'adoucir sensiblement le caractère du soldat blessé et de la directrice du pensionnat : les personnages étant de prime abord plus aimables, surtout moins duplices, toute la première moitié du film s'autorise à les installer avec autant plus de délicatesse et d'ambiguïté. Là où Martha Farnsworth selon Siegel était une vieille harpie détestablement cassante, rigide et hypocrite, chez Coppola elle devient une figure humaine, plus incertaine, plus touchante, prise en étau entre la dignité et la distance commandées par ses responsabilités d'une part, ses désirs de femme d'autre part. Quant au Caporal McBurney, pur prédateur sexuel chez Siegel, le voilà quidam quelconque, plutôt affable, plutôt attentionné, juste suffisamment médiocre et suffisamment idiot pour que se referme sur lui un jeu dont il ne semble pas bien même avoir compris qu'il n'était pas l'instigateur mais l'objet.


Le choix au casting de Colin Farrell – certes moins charismatique que Clint Eastwood, mais plus nuancé aussi, et surtout plus apte à accepter de se montrer sous un jour pathétique peu flatteur pour sa virilité, ce qui eût assurément été trop demander à ce bon vieux Clint – ainsi que Nicole Kidman – éclatante Kidman, capable de raconter tout le tumulte de son personnage par l'expression corporelle seule, sous la superfluité des mots – colle parfaitement à cette divergence d'appréciation des personnages qui, pendant tout un ample début de film au moins, laisse entrevoir une relecture passionnante.


Sauf que. L'inspiration se dégonfle et le film s'achève : précipité, inoffensif.
Tout, dans la relative fadeur du dénouement, concourt à l'impression que Sofia Coppola se déleste de sa fin à la hâte, comme on se débarrasserait d'une corvée. Tout à l'écran se passe comme si ce qui l'intéressait réellement était déjà bouclé, et qu'une fois disposés soigneusement les pions de son petit jeu sentimental, avoir à conclure l'encombrait ; comme si le virage des orgueils blessés, qui fait brusquement basculer le film d'une phase de batifolages et de petites duplicités inconséquentes – que Sofia Coppola sait si bien diriger et mettre en scène – à une phase de vengeances, de cruautés, d'actions graves et disproportionnées, faisait inéluctablement entrer son film dans un registre plus viscéral que la cinéaste ne maîtrise plus et qu'elle se retrouve à fuir.


Et le problème n'est pas seulement que l'action se retrouve d'un coup si tassée et maladroitement expédiée passée la scène charnière de la chute dans les escaliers. Il n'y a pas, à vrai dire, de moment déterminé à partir duquel l'affaissement serait si flagrant. Le problème, en germe bien avant cela, est que pendant ses trois premiers actes d'installation et de batifolages, ce qu'il aurait été nécessaire d'entreposer et de traiter afin de préparer le dénouement est d'ores et déjà omis. Si bien que dans les deux derniers actes, aucune action ou presque n'ayant été correctement travaillée et disposée en amont pour apparaître comme une répercussion dramatique naturelle du jeu tissé dans les trois premiers, toutes à peu près donnent l'impression de sortir de nulle part et de tomber comme un cheveu sur la soupe :


Ainsi, quand Edwina pousse McBurney dans les escaliers, sa colère semble abrupte, exagérée, car elle n'est pas comme elle l'était dans le roman ou chez Siegel l'aboutissement d'une véritable et jalouse rivalité entretenue en amont entre elle et Alicia. De même, quand Martha après la chute décide d'amputer la jambe fracturée, sa réaction est vidée de tout son contenu sadique puisqu'elle semble seulement réagir à une blessure qu'elle ne saurait pas soigner, et qu'à aucun moment son personnage n'a atteint jusque là un état suffisamment frustré ni suffisamment envieux pour que l'on puisse crédiblement y voir un acte de vengeance. Quand McBurney, encore, fracasse la tortue d'Amy contre un mur, la scène perd presque entièrement sa violence, puisque cette tortue n'était apparue auparavant que le temps d'un petit insert et ne représente rien aux yeux du spectateur, là où Siegel avait pris soin de faire de la tortue un biais de sociabilisation décisif entre McBurney et Amy... et rien que cette faute, pour anecdotique qu'elle puisse paraître, est une raison directe à l'insipidité de la scène finale d'empoisonnement – paresseusement expédiée, au milieu de personnages qui, à l'exception d'Edwina, assistent à la scène aussi inertes qu'une meute de neurasthéniques – puisque l'idée de cet empoisonnement, proposé par Amy, est censée venger le meurtre de sa tortue.


Que cette relecture précieuse, frêle et tamisée des Proies m'apparaisse finalement si anecdotique n'a donc pas à voir avec l'orientation artistique générale adoptée par Sofia Coppola, ni moins encore avec sa décision de laisser de côté la férocité provocante et l'acide dont Don Siegel avait irrigué son adaptation – cela, très précisément, est ce qui dans un premier temps en fait toute la différence et la saveur. Si le film est anecdotique, c'est pour des raisons qui lui sont internes : parce que filmer des jeunes femmes inconséquentes, même quand on les filme avec talent, n'autorise pas à traiter soi-même sa narration avec inconséquence ; parce que commencer à raconter une histoire est toujours une mauvaise idée quand à l'évidence on n'a pas l'envie de la raconter jusqu'au bout : et parce que faire preuve de délicatesse ne devrait jamais revenir à faire preuve de mollesse.

trineor
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le 27 août 2017

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