Première remarque, la description du film par le site, comme trop souvent, est fautive: Marc Levin ne dit pas aller "à la rencontre de tous ceux qui persistent à croire que les Juifs ont orchestré le 11 septembre - et qui contribuent à faire des Protocoles des Sages de Sion un best-seller", mais bien à la rencontre de ceux qui croient encore à l'authenticité des Protocoles, qui sont les mêmes à croire au complot juif sur le 11 septembre 2001 (ce qui est logique, puisque ce qui les caractérise est de croire en un complot juif surpuissant, responsable de tous les grands événements de l'histoire, dont bien sûr le 11 septembre 2001).

Le documentaire lui-même est une bonne introduction sur le thème, qu'on gagnera par contre à compléter de quelques lectures, comme le livre de Norman Cohn parlant de la diffusion des Protocoles dans l'entre-deux-guerres (merci monsieur Ford), titré "Les Protocoles des Sages de Sion - Histoire d'un mythe", ou la somme que Henri Rollin lui a consacrée, "l'Apocalypse de notre temps" (le premier en poche chez Folio, le second édité par Allia).
Une troisième lecture manque à Levin, et ça me permet d'aborder la principale faiblesse d'un documentaire par ailleurs fort réussi: Levin se demande comment un ouvrage dont on sait qu'il est un faux depuis les années 30 (et on pouvait déjà s'en douter avant; disons que, dans les années trente, on en a eu la preuve formelle, j'y reviens tout de suite) continue a être diffusé, lu, cru?
La lecture qui lui manque, c'est un livre français du milieu du XIXe siècle, un pamphlet démontant le régime mis en place par Napoléon III - pamphlet que la censure avait réussi à faire disparaître de notre champ de vision jusqu'à ce qu'un journaliste britannique vienne le déterrer dans les années trente. Le pamphlet s'appelle "Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu", et son auteur Maurice Joly.
Il se trouve que le pamphlet est l'original des Protocoles. Et c'est ce qui explique la pérennité de ces derniers. Levin ne passe pas loin de la réponse qu'il cherche quand il interviewe un ancien taulard, blanc, qui gravita dans le milieu White Power en prison, avant de finalement s'en éloigner. A cette époque, explique cet homme, il avait lu les Protocoles, et ceux-ci avaient fini de le convertir au suprématisme blanc et à l'antisémitisme, parce que, dit-il, quand il regardait autour de lui, il voyait tout ce qui était décrit dans ce livre.
Il y a une raison à ça: ce qu'il y a dans les Protocoles est vrai. Non que ce qui est décrit soit attribuable à un complot juif, bien entendu; mais l'auteur des Protocoles s'est (en dehors des absurdes passages qui font dire aux protagonistes qu'ils sont très méchants, mouarfouarfouarf!) contenté de transformer la critique serrée à laquelle Joly se livre sur le fonctionnement de l’État moderne, remplaçant - pour faire simple - les "Si j'étais l’État" des discours de Machiavel dans les Dialogues par des "Nous, les Juifs". Ou comment rendre délirante une argumentation sérieuse.
On trouvera dans le décidément très instructif ouvrage de Rollin (cité plus haut) un relevé confondant des comparaisons entre le Dialogue et les Protocoles; la comparaison occupe les pages 227 à 265 (c'est quand même une taille respectable!), et le résultat est confondant (notez que Michel Bounan en donne également quelques exemples dans sa préface à l'édition, chez Allia encore, du livre de Maurice Joly - introduction, par ailleurs plus instructive de celle de Revel pour l'édition Calman-Lévy, qui est éditée à part dans la collection poche de Allia, sous le titre "L’État Retors").

Ainsi, et dans la mesure où la critique de Joly est, a minima, défendable, quiconque regarde autour de lui verra effectivement, ou pourra voir, les choses décrites dans les Protocoles - l'attribution aux juifs permet ainsi de changer une critique sociale en antisémitisme, nauséabond mais inoffensif, sinon même bien utile, à l'ordre établi.

Cette (longue) remarque mise à part, le documentaire est, je l'ai dit, une réussite. Levin a l'intelligence de ne pas chercher à charger les personnes qu'il rencontre (ils s'en chargent souvent eux-mêmes du reste), ne tombe pas dans le piège (hein, Finkielkraut!) d'attribuer l'antisémitisme aux seuls musulmans (ni de supposer que LES musulmans sont antisémites), et le bon goût d'avoir commandé la musique de son film au brillant et inégal John Zorn, qui réussit ici clairement son coup (c'est une des plus belles musiques de ses Filmworks).

Note de dernière minute: il se trouve que le texte de Maurice Joly se trouve sur Wikisource. En voici l'adresse:
http://fr.wikisource.org/wiki/Dialogue_aux_enfers_entre_Machiavel_et_Montesquieu
Lisez, c'est vraiment passionnant.
Gael_Violet
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le 10 mai 2013

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Gael_Violet

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