Il faudra attendre encore une dizaine d'années pour voir ce slogan fleurir dans les rues françaises, attendre la formidable libération de la jeunesse par les événements de mai 68 pour mettre fin à cet adage terrible.


Car ce que nous décrit François Truffaut, dans son premier film, largement autobiographique (même s'il s'est dédit par crainte de se brouiller davantage avec sa famille adoptive), c'est une société encore très traditionnelle où les enfants étaient invités à se taire. On sortait de la guerre, la vie était encore rude, la misère existait partout, la violence également. Beaucoup d'enfants étaient orphelins ou avaient vécu des drames personnels et familiaux terribles. Dans cette situation, le malheur frappait à la porte, souvent.


Les quatre cents coups, c'est une expression populaire qui fait allusion à la guerre. C'est lorsqu'on a traversé des épreuves terribles. Celles que vit cet enfant, qui n'a rien demandé à personne. Il commet quelques méfaits, mineurs mais qui ne sauraient justifier son désoeuvrement.


Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud, 14 ans, sidérant de justesse), est un garçon pauvre du quartier de Pigalle, vivant dans le couloir d'un minuscule appartement avec des parents sévères et indifférents. Il est corvéable à merci, mais surtout il est rejeté par une mère qui le rabroue à chaque bêtise, à chaque seconde. Cette blessure de fils va le plonger dans une spirale de vols et de fugues. Rien de méchant, des petits mensonges, ceux d'un mal-être dû au rejet de ses parents mais qui, dans la société de l'époque ne peut être le signe que d'un être récalcitrant, mauvais, que l'on doit corriger.


Toute la société corrige ainsi le jeune Antoine : les parents, qui sans le battre le maltraitent, le personnel enseignant qui humilie, les policiers qui le répriment, les éducateurs qui le briment. Tout est fait pour le réduire au silence alors qu'Antoine est juste un gamin qui se cherche, un peu perdu, qui a même de la bonne volonté, qui s'intéresse à des choses fantaisistes (vouant un culte à Balzac, la recherche absolue), adorant les tours de manège dans une centrifugeuse, un doux rêveur, pas tout à fait adapté à une société de discipline. Un enfant.


Le portrait naturaliste brossé par Truffaut montre un Paris d'antan qui n'existe quasiment plus : ce Pigalle animé de clubs interlopes, le Gaumont-Majestic, près de place Clichy, devant le cimetière de Montmartre, et qui a été rasé, les petits commerces de quartier, les vieux immeubles vétustes, le trafic rutilant des voitures. Cette vie est méticuleusement retranscrite par Truffaut.


Pourtant, à plusieurs moments, il se permet la fantaisie, avec ce plan rotatif dans une centrifugeuse, avec les facéties des élèves dans une classe qui font bêtises sur bêtises sans se faire prendre par un instituteur à l'ancienne et un peu loufoque. La frontière entre le fantasme et le réel est ténue, témoignant aussi de l'imagination enfantine de notre héros. Ses fugues réussissent de manière délirante, dormant chez un ami sous le nez de ses parents, volant du lait, une machine à écrire et trimballant ses larcins avec innocence comme si cela n'allait avoir aucune incidence.


De temps à autres les parents reviennent, pour une séance de cinéma - le cinéma, montré sous toutes ses formes dans le film, allusions permanentes à la passion de Truffaut qu'il vit à travers son personnage comme lorsque le plan rotatif dans une centrifugeuse fait allusion aux panoramas et lanternes magiques. Antoine se contorsionne sur sa surface, presque volant, sans dialogue, tel un mime de jadis. Le travelling final, allusion à Kurosawa selon les dires de Truffaut lui-même et d'autres petites trouvailles ponctuent cette escapade (les enfants qui rient au nez et à la barbe d'un maitre un peu délirant).


Mais l'ensemble est une vraie descente aux enfers.Cette frontière ténue entre réel et fantastique ne cesse de créer un contraste saisissant entre le monde violent des adultes et celui de l'enfance. Le parcours d'Antoine est terrifiant : bientôt il va en maison de correction, emprisonné dans une cage en garde à vue avec trois prostituées et un inconnu. A l'arrière du camion qui l'emmène dans un centre de détention, il pleure, comme tout enfant le ferait. Le jeu est terminé, terrible. Les scènes finales confrontent la mère et le fils, dans un reniement définitif. Devant la psychologue, Antoine explique ses peurs : l'avortement raté de sa mère, le fait que son père soit son père adoptif. Le passé trouble éclaire son comportement mais cela n'alerte personne. Il fera des semaines en centre de correction. On y voit trois fillettes en cage, préfiguration des trois prostituées aperçues plus tôt, comme si leur destin était déjà écrit par cette maltraitance terrifiante. L'enfance à cette époque n'existe pas. Un gamin qui vole est simplement un voleur. Cette époque c'était hier. 60 ans nous en sépare. Il faudra une lente révolution culturelle pour qu'enfin nous parvenions à faire des enfants des rois.


Le plan final nous montre Antoine s'échappant de son centre d'éducation, de redressement. Il court à travers champs, parvient jusqu'à la mer dans un beau travelling. Enfin on s'éloigne des espaces clos, de Paris, des intérieurs lugubres des appartements et des prisons. La nature respire. Il est heureux, enfin, son rêve au bout des doigts, sa recherche de l'absolu enfin aboutie. C'est l'éloge de la liberté triomphante, c'est la Nouvelle Vague qui s'amorce, et avec elle l'esprit de mai 68. Antoine c'est l'incarnation de la modernité, de l'artiste peut-être. Le renouveau social, politique, artistique, cinématographique, le premier d'un réalisateur qui va marquer sa génération et proposer plusieurs suites à son personnage d'Antoine.


Sois jeune et tais toi ! C'est un slogan qu'Antoine refuse.Il fugue, irrévérencieux, dans une société corsetée et qui déteste et le rêve et les enfants. Il aime, comme nous, la liberté.

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le 2 mai 2020

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Tom_Ab

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