Comment ? Pas une seule critique pour ce grand film ? Voilà qui me stupéfie. Je répare immédiatement cette carence ! Le premier de Chantal Akerman que je voyais. Qui m'a conquis. Il faut dire que j'a-dore les plans fixes au cinéma. Plus précisément lorsqu'ils se déroulent ainsi :
- un cadre où rien ne bouge
- puis des personnages entrent dans le cadre, y font quelque chose, en ressortent
- retour au cadre initial, quelques secondes.


C'est exactement la première scène des Rendez-vous d'Anna. Un quai de gare. Un train apparaît sur la gauche, annoncé par le bruit du freinage. Les voyageurs apparaissent et sortent par les escaliers. Une femme reste seule, va dans une cabine téléphoner, ressort et prend à son tour les escaliers. On retrouve le quai désert.


Chantal Akerman rééditera ce schéma à plusieurs reprises dans ce film, pour mon plus grand bonheur. Le pitch à présent : une jeune réalisatrice rentre d'Allemagne vers chez elle, à Paris, via Bruxelles. Elle fait cinq rencontres, qui donnent lieu à de longs dialogues - presque des monologues d'ailleurs, tant Anna répond de façon lapidaire, à la limite du comique. Anna agit en fait comme une réalisatrice de documentaire, elle capte une parole sans quasiment intervenir.


Sa première rencontre est en Allemagne, avec un instituteur, qui la raccompagne après une projection. L'embrasse. Ils se rendent à la chambre d'Anna, commencent à faire l'amour, mais Anna interrompt pour cette raison : "on ne s'aime pas". Premier marqueur de ce film qui évoque essentiellement la solitude de tous dans cette Europe des années 70. Les deux se revoient pourtant le lendemain, chez l'instituteur qui raconte comment sa femme l'a quitté pour un Turc qui a su éveiller son désir. Belles phrases sur l'absence de désir entre l'instituteur et sa femme avant qu'elle ne le quitte, mais leur bonheur de se lover l'un contre l'autre en s'endormant. A la fin, Anna repart, au grand désespoir de l'instituteur qui la regarde s'éloigner de dos - on ressent sa tristesse. Elle sort du cadre et réapparaît dans le fond. Autre procédé dont je suis friand - Nuri Bilge Ceylan fait ça très bien aussi.


La deuxième rencontre est avec une amie de sa mère. Elles s'étreignent dans un hall vide, puis vont discuter sur un quai. Plan fixe sur un banc. L'amie finit par lui rappeler que son fils, un ami d'enfance pour Anna, l'attend toujours. Anna lui a dit oui à deux reprises avant de se rétracter. Après la scène de l'instituteur, on comprend que l'amour n'est décidément pas chose simple et fluide pour Anna... Le dialogue se tient sur fond de trains qui arrivent, freinent, repartent.


Le troisième dialogue est dans le train vers Bruxelles, avec un Allemand rencontré dans le couloir (après une belle scène où Anna essaie de se frayer un chemin dans la foule amassée dans les couloirs, avant de renoncer, oppressée). Lui est à la recherche d'un lieu de liberté, à ses yeux la France. Il raconte son histoire, avec une Française qui lui a appris la langue. Avec cette superbe phrase : "j'ai compris qu'elle ne m'aimait plus lorsqu'elle a cessé de me corriger". On voit souvent les personnages de dos, notamment la chevelure d'Anna - on pense à Hitchcock, et l’on sait que Chantal Akerman voulait faire d’Anna une héroïne « hitchcockienne », choisissant notamment avec soin la hauteur de ses talons. Et puis les paysages qui défilent. C'est simple et beau. Anna va se recomposer devant une glace aux toilettes puis revient vers l'homme. A l'approche de Bruxelles-midi, on sent qu'elle voudrait tenter quelque chose, elle n'en fait rien. Le film est une suite de rendez-vous manqués, qui enferment chaque fois un peu plus Anna dans sa solitude.


La quatrième rencontre est avec sa mère. Léa Massari pas trop crédible en mère d'Aurore Clément, elles ont plus l'air d'être soeurs, ou amies. Sans compter qu'elles ne se ressemblent nullement. Mais bon, le réalisme ne semble pas être le souci de Chantal Akerman ici. Dans la chambre d'hôtel, c'est cette fois Anna elle-même qui se confie, racontant une troublante expérience homosexuelle. Elle fait le lien avec l'amour qu'elle porte à sa mère, et finit même par se lover contre elle - écho à l'histoire de l'instituteur allemand. On comprend un peu l'origine de ses difficultés sentimentales : Oedipe non résolu ?!...


Enfin, la dernière rencontre est avec son amant, Daniel, à Paris. Longue scène d'abord, de dos, dans la voiture, avec les lumières des phares et des feux comme un tableau abstrait qui défile au-delà du pare-brise. Puis, dans une chambre d'hôtel de nouveau - l'essentiel du film se déroule en chambre d'hôtel ou dans des transports. Belle scène où, la télé allumée, contre la baie vitrée (les personnages regardent énormément par les fenêtres dans le film), il lui caresse longuement les fesses, avant qu'Anna arrête sa main. Plus tard, alors qu'Anna, nue, s'est couchée sur lui (très beau plan), il est pris d'un malaise, obligeant Anna à chercher une pharmacie. Ils ne feront pas l'amour : Daniel ne supporte pas qu'elle lui masse les fesses à son tour. Dans Les rendez-vous d'Anna, les transports sont toujours interrompus. Et les hommes sont tous faibles, perdus. Une audace sans doute pour l’époque, qui explique peut-être que le film fut sifflé au Festival de Paris, lors de la scène où Anna chante un air d’Edith Piaf.


Enfin, le film s'achève sur Anna dans son lit, écoutant les messages sur son répondeur. Avec souvent de grands blancs, à l'image des saccades ressenties tout au long du film : pas de fluidité, un mal-être latent. Tel est le drame de cette jeune réalisatrice à qui tout, pourtant, semble sourire professionnellement.


Ce qui justifie mon enthousiasme, c'est évidemment la façon dont Akerman raconte cette histoire. J'ai parlé de son goût des plans fixes, dans des cadres soigneusement composés. Ce qui amène parfois de l'humour, comme dans le dialogue entre Anna et l'instituteur qui parle de sa fille de 5 ans. Le réceptionniste est entre eux, en fond, sans ciller. Une vraie statue, dont on se doute, pourtant, qu'il n'en perd pas une miette.


Il y a aussi son sens de la perspective. Akerman a-t-elle étudié le dessin, la peinture ? Un grand nombre de plans offrent de superbes lignes de fuite (escaliers, couloirs et quais de gares, couloirs de wagons, d'hôtel... les escaliers et les couloirs sont des objets très cinégéniques). Il y a encore son goût pour les fenêtres, avec des personnages de dos, qui là aussi évoquent la peinture.


Et puis la diaphane Aurore Clément, double de Chantal Akerman, d'une expressivité dans le minimalisme souvent passionnante. Une incarnation du vide. On pourra reprocher au film ses dialogues ou ses situations qui sonnent faux. Par exemple, un classique, Anna au téléphone dit en substance : "ah ? c'est mon producteur qui m'attend en bas ? j'arrive" pour que le spectateur comprenne... alors que dans la réalité, on dirait simplement : "d'accord, j'arrive". Souvent aussi, Anna répond juste "oui" à une longue tirade, ce qui fait un peu autiste ! Elle dit "je t'aime" à sa mère et va prendre son train en la plantant là, sans un geste.


Mais je suis passé outre, tant les qualités purement cinématographiques sont ici patentes. Un peu comme chez Bresson, auquel le cinéma d'Akerman m'a un peu fait penser : même lenteur, même souci formel, dans des styles certes différents. Ce qui n'est pas un mince compliment.

Jduvi
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le 22 sept. 2019

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Jduvi

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