Ce long début musical sans images qui rappelle fortement Lawrence d'Arabie, véritable condensé du drame à venir, laisse présager qu'il s'agira d'un film de la même tenue, et c'est bien le cas. Passé le générique de fin, on a la certitude qu'il s'agit bien là de l'un des meilleurs de sa catégorie.


Pour ma part, la version de Milestone "efface" la précédente sur un point essentiel, l'ampleur du récit et la dimension épique, sans pour autant oublier la dimension psychologique que je trouve plus fine et intéressante. Il fallait bien 3h00 pour nous raconter cette histoire, et surtout pour nous la faire vivre et ressentir. Même les passages en studio ne m'ont pas dérangé, qui non seulement sont bien fichus, mais apportent un charme certain.


Bien que basé sur la même histoire et le même découpage narratif (voyage aller, Tahiti, mutinerie), il y a de nombreuses petites différences entre le film de 1935 et celui de 1962, qui ainsi montrent que chaque version a sa patte bien à elle. Au lieu de tabler tout de suite sur la peur que représente le fameux capitaine de bateau William Bligh, le réalisateur préfère traiter d'un pied d'égalité toutes les recrues, volontaires et présentes sur le quai comme si de rien n'était, alors qu'elles étaient enrôlées de force dans l'autre version. Ainsi, nous avons tout le temps de voir la tension monter entre les hommes, et de participer à cette aventure qui ne tient pas uniquement sur cette discipline de fer comme son aîné, mais trouve toute la place qui lui faut dans une superbe mise en images avec couchers de soleil à gogo, agrémentée d'un vocabulaire marin qui rajoute à la jubilation du spectateur. Les enjeux me paraissent aussi plus clairs, à savoir acquérir une nouvelle plante consistant à renouveler l'économie anglaise.


Par ailleurs, je trouve les caractères des personnages plus développés et moins tranchés qu'avant. Ainsi, le Capitaine ne paie pas de mine au départ, mais on verra que son absence d'humour et d'auto-dérision, que l'on devine d'une part enracinée dans un puritanisme anglais orthodoxe et un manque d'estime de soi, et dans part dans son désir de briller et de mener sa mission avec tout le zèle et l'efficacité dont il est capable, ce qui conduira tout droit vers les extrêmes. Sans oublier son manque de jugement et de justice vis à vis des autres que je trouve ici bien mis en évidence, sous le regard immobile mais non moins perspicace de son second, incarné par Marlon Brando (un élément déjà présent dans l'autre version).


Autre point qui m'a plu : la dynamique du film tient non seulement sur ces deux hommes que tout oppose dans la manière, mais aussi sur le groupe qui lentement ne peut plus supporter les excès de leur commandant (l'un d'eux rappelle d'ailleurs à un moment opportun qu'il n'y a pas de place sur un tel bateau pour la colère, ce qui résume toute la première partie du film). D'un côté, l'insatiable homme de justice qui même en temps de fête ramène son fouet pour faire courber l'échine et rappeler qui est le maître, de l'autre, le dandy respectueux de la loi, mais qui intérieurement rumine sur l'inhumaine application de cette dernière, jusqu'à épuiser toute résistance. L'une des scènes majeures de ce chamboulement psychologique selon moi est celle de la tempête, maîtrisée par l'officier dandy en prenant le temps qu'il faut pour la vaincre, tandis que son supérieur sacrifie (sans le faire exprès) l'une de ses recrues en faisant accélérer le processus. Cet événement malheureux est d'autant plus tragique et pathétique que finalement le bateau a dû faire demi-tour. Pour terminer, l'opposition entre les deux hommes n'est jamais manichéenne, et il y a même quelques points où ils se ressemblent, comme lorsque le second devient Capitaine à son tour, et partage la même solitude, bien qu'il ne s'agisse pas de la même manière de la vivre (l'un par devoir, l'autre par dignité).


Au niveau du casting, c'est du sans faute. Je pense particulièrement à Marlon Brando, qui met bien en avant l'arrogance de son personnage par l'attitude et l'accent, tout en faisant apparaître un jeu très intérieur pour faire naître toutes les contradictions qui le traversent, pris entre les ordres de Sa Majesté et son statut, et le désir de suivre son coeur contre la raison incarnée par son supérieur. Puis je trouve que son adversaire est loin d'être aussi manichéen que dans la version de 1935, nourri par de petits moments drôles qui viennent faire fondre son tempérament glacial comme la danse (alors qu'il est loin d'être bon) à Tahiti avec la fille du chef qu'il doit honorer sous la peine d'offenser ce dernier.


Arrivés à l'île de Tahiti, ça écrase de nouveau la version précédente, avec ces percussions, cette procession de jeunes femmes peu farouches qui dévoilent toute leur beauté à la pêche et la danse traditionnelles, ces images dépaysantes et exotiques, et enfin ce code des conventions étranger à celui des occidentaux consistant à satisfaire la gente féminine, ce que les marins font avec beaucoup d'enthousiasme. Cette partie-là est juste magnifique, un vrai paradis terrestre, et on comprend après ça pourquoi ces hommes voulaient déserter avec toutes ces femmes à demi dénudées et ces denrées quasi infinies, d'autant plus avec l'attitude tyrannique du Capitaine.


Au niveau du montage, j'ai beaucoup aimé les fondus-enchaînés entre la plante et les indigènes, un procédé simple et poétique pour montrer le lien indéfectible entre l'arbre à pain et ses détenteurs, que le Capitaine aura à satisfaire par des moyens qui le dégoûtent (à savoir "ordonner" son second de répondre aux désirs sexuels de la fille du chef, une chose très ironique sachant qu'il mène cette mission comme une guerre).


La dernière partie, celle de la mutinerie et de la fuite des déserteurs, va plus vite que dans la version de 1935. Le voyage du Capitaine est réduit au plus court, et le jugement final de la Cour Martiale est absent, évoquant seulement l'innocence légale et l'incapacité morale du Capitaine. L'intrigue se concentre avant tout sur les états d'âme du second, qui au lieu d'attendre qu'on le retrouve, veut, pour une question d'honneur, retourner en Angleterre pour confronter son ex-capitaine. Un point de vue très intéressant, qui au lieu d'insister sur la défaite morale et humaine du Capitaine ou sur l'excellence de la marine anglaise, met plutôt l'accent sur le goût amer d'être libre par la fuite, qui n'est rien sans l'honneur pour l'établir en toute conscience. Bref, ça ne se termine pas sur une note morale, mais sur un humanisme non idéaliste et responsable, une conquête articulée entre coeur et raison qui ne tient à presque rien.


Bref, pour moi, ce film est un comme Lawrence d'Arabie, mais sur mers, ni plus ni moins. Une version qui écrase celle de 1935, tant sur le plan visuel, que sur le modèle psychologique, plus fin et intelligent que celui de son aîné, et proposant des rapports de force plus équilibrés et nuancés.

Arnaud_Mercadie
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le 27 avr. 2017

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Dun

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