J'ai regardé Les Sept Samouraïs à trois différents stages de ma vie, et bien que mon appréciation générale de sa qualité (duh!) soit restée peu ou prou la même à chaque fois, je n'arrive pas à songer à un film dont ma perception des divers éléments qui le constituent a autant évolué à chaque nouveau visionnage.


Je fais bien la différence entre "appréciation" et "perception". Toutes deux sont subjectives, mais à mon sens la première est un jugement, la seconde un ressenti. Or en termes d'opinion pure et simple, je ne pense pas avoir grand-chose à ajouter à ce que de nombreux autres membres de ce site, bien plus talentueux que moi, ont pu dire à son sujet, si ce n'est me perdre en lieux communs. Ma notation parle d'ailleurs d'elle-même, et si j'avais pu mettre 20/10 je l'aurais fait.


En revanche, j'espère qu'il pourra s'avérer intéressant de m'étendre sur ce que j'appellerai, un peu pompeusement je l'avoue, "le ciblage de mon empathie et/ou de ma sympathie". Si je ne vous ai pas déjà perdu, jetons un coup d'œil à ces trois étapes.


La première fois que j'ai vu ce film, je devais avoir 13-14 ans et je me souviens clairement avoir flashé sur le personnage de Kyuzo, guerrier impassible, sabreur hors-pair, la quintessence du samouraï tel que nous autres Occidentaux nous le représentons. À l'instar de son jeune frère d'armes Katsushiro dans le film, j'étais béat d'admiration devant le stoïcisme, l'adresse et la modestie de ce jedi/gunslinger avant l'heure. Les sept personnages titulaires étaient tous cools, mais il était le plus badass de tous car il en était la figure ultime, le nec plus ultra. Peu importe qu'une balle perdue avait la cruauté de lui ôter la vie en fin de film, je voulais être lui : la force tranquille personnifiée.


Quelques années plus tard, et le gain de maturité qui va avec, nouveau visionnage, et helloooooooo Toshiro Mifune alias Kikuchiyo, mon nouveau dieu. En termes de performance d'acteur pure, il est incontestablement LA star du film (nouveau duh!). Mais là où ses bouffonneries m'avaient fait préférer le placide Kyuzo – ou même le vénérable Kanbei et le jovial Gorobei – la première fois, je me retrouvai désormais totalement en cet homme-enfant à la frontière entre les deux groupes sociaux dépeints par Kurosawa, les paysans et les samouraïs. Fils de paysans assassinés, il voue un profond mépris à ceux dont il a gardé les manières frustres, tout en sympathisant avec leurs besoins, bien plus que n'importe lequel de ses collègues excepté le naïf et virginal Katsushiro. Je n'ai bien sûr ni les mêmes origines ni la même histoire que Kikuchiyo, mais la frustration vis-à-vis de mon milieu est un sentiment qui ne m'était pas inconnu – le charisme et l'incroyable versatilité du jeu de Mifune faisant le reste. Katsushiro est le seul samouraï avec un futur, mais Kikuchiyo, bien qu'il ait oublié jusqu’à son vrai nom, est le seul avec un passé. À la fois à la croisée des chemins et en marge de ceux-ci, il est pourtant, en dépit de toutes ses excentricités et ses manières peu recommandables, le compas moral de l'histoire.


… du moins le croyais-je, jusqu'à mon dernier visionnage il y a quelques jours. Oh, je vénère toujours autant Mifune, ne vous y trompez pas, et mon impression de son personnage n'a pas changé d'un iota, pas plus que celle de ses six collègues individuellement… mais comme lors d'une soirée, mon regard a été attiré, presque malgré moi, par une autre participante… ou plutôt, pour la première fois, un groupe : les villageois dans leur ensemble. Le village est tout simplement devenu le plus grand héros de l'histoire cette fois-ci, d'où le titre de ma critique.


Je vois aisément nombre de lecteurs s'arrêter pour dire : "No shit Sherlock (j'ai remarqué que les anglicismes sont légions sur Sens Critique, et je ne suis pas le dernier à en abuser), il t'a fallu tout ce temps pour piger que c'est là que Kurosawa voulait en venir ?". En ce cas, je vous arrête tout de suite : j'avais "pigé" dès la première fois, tout ado boutonneux que j'étais. Mais "ressenti", pour reprendre le terme que j'ai employé au début ? Non. Fasciné tantôt par le stoïcisme de Kyuzo, tantôt par la complexité de Kikuchiyo, jamais je n'avais gardé suffisamment d'empathie en réserve pour ces minables paysans à la fois victimes et bourreaux. Mais à présent, du haut de mes 27 printemps, je dois admettre que je me reconnais bien plus en le tourment de Rikichi veuf de son amour, en celui de Mosuke et Manzo qui ne songent qu'à protéger ce qu'ils ont de plus cher, l'un sa maison et l'autre sa fille, et même en Yohei, pendant villageois de Kikuchiyo de par le jeu délicieusement outrancier de son interprète Bokuzen Hidari, sorte d'idiot du village plein de bonne volonté mais incapable de tenir une lance, qui s'endort à son poste et tue un adversaire presque par accident.


Mais surtout, je me reconnais dans les villageois en tant que tel, en tant qu'entité. Je me reconnais en leur normalité, l'immédiateté de leurs besoins, leur attitude ambivalente vis-à-vis de la violence… et que dans le même temps grandissaient ma frustration et mon dégout pour le groupe des samouraïs, et que c'étaient eux qui faisaient maintenant l'objet de ma pitié, incapables qu'ils sont de répondre par autre chose que la mort, et à ce titre condamnés à évoluer sur un sol aride, face aux tombes de leurs frères morts au combat et en marge du sol fertile des paysans et de la joie de travailler de ces derniers... sont-ils nombreux, les films qui donnent précisément l'impression de grandir avec nous, d'évoluer en même temps que nos propres aspirations et sensibilités?


Andreï Tarkovski disait qu'un film est une "mosaïque de temps". Il faut croire que cela est vrai aussi du spectateur, et qu'une pièce de notre propre mosaïque ne correspond pas toujours à la même pièce du film, selon la période durant laquelle nous le regardons. Le terme de "chef d'œuvre intemporel" est souvent utilisé à tort et à travers, mais Les Sept Samouraïs n'est-il pas plutôt un chef d'œuvre "temporel" en raison de cette évolution ?


Peu importe dans le fond, car tout cela n'est que de la sémantique. Ce qui est certain, c'est que j'ai hâte à la prochaine fois que je me replongerai dans ces trois heures de pur bonheur. Qui sait vers qui mon affection ira cette fois-ci ? Le cheval capricieux de Yohei et Kikuchiyo ? Étant donné le talent de Kurosawa et toutes les personnes impliquées, plus rien de m'étonnerait !

Créée

le 2 janv. 2019

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Szalinowski

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