Faire mien les mots du poème La Femme et la flamme d'Aimé Césaire pour peindre Les Sorcières d'Akelarre qui est "un dragon dont la belle couleur s'éparpille et s'assombrit jusqu'à former l'inévitable teneur des choses". Pablo Agüero, réalisateur argentin dont c'est le cinquième long-métrage et Katell Guillou qui l'accompagne au scénario, firent leur le Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons de Pierre de Lancre. Ainsi éclot ce film, après sept ans de préparations en amont desquelles il faut ajouter sept semaines de tournage.


La comparaison entre Les Sorcières d'Akelarre et son pendant de l'année 2019 Portrait de la jeune fille en feu est évidente mais réductrice, pour le premier comme pour le second. L'un comme l'autre s'empare d'un genre a priori moins traité dernièrement, celui du film de costumes. Si le film de Céline Sciamma lorgnait du côté d'une île bretonne inidentifiable et indatable, Les Sorcières d'Akelarre s'inscrit dans une époque définie, en 1609 ainsi dans un territoire défini, et pas n'importe lequel puisqu'il s'agit du Pays basque. Tandis que les hommes sont partis loin en mer, Ana, 17 ans, participe pour la première fois à une fête dans les bois, la nuit, avec d’autres filles du village. Le destin de ces autres jeunes filles en feu, filles aussi du vent, s'assombrit lorsqu'elles sont arrêtées, à l'aube, par les cavaliers en armures du juge Rosteguy De Lancre. Ce dernier est missionné par le Roi pour purifier la région. Il les accuse de sorcellerie.


Dans ce Pays basque, à la nature foisonnante qui lorgne vers le fantastique, forêt, falaise et mer s'accouplent féeriquement avec un autre élément fondateur et omniprésent : le feu. Les grands-angles comme les décors finement choisis restituent cette poésie vertigineuse et organique, où la lumière et l'obscurité mènent une bataille sans nom. Aux habits noirs portés par les hommes contrastent les habits volatils et laiteux des jeunes femmes. Les ombres répondent à la lumière émanant des chandelles et des torches tandis que le soleil lutte pour déchirer la pénombre des bois et l'obscurité des prisons. Cette lutte est aussi celle de femmes, unies par l'amitié et par la fureur de vivre, contre le pouvoir patriarcal et misogyne. En effet, les hommes présentés, ceux du juge Rosteguy De Lancre sont épris de nombreux vices et s'échouent dans les péchés capitaux. Le péché de gourmandise lors des scènes de repas durant lesquels seuls les hommes mangent. Le péché d'orgueil, celui du savoir supérieur, de la suffisance, du dédain et de la mégalomanie. Et surtout, point d'orgue du film faisant écho à la flamme qui inonde chaque plan : le péché de la luxure qui s'incarne par Ana, personnage désiré et malicieux, joué par Amaia Aberasturi, actrice aussi puissante que radieuse, rappelant à certains égards l'énergie dégagée par Mariana Di Girólamo dans Ema.


L'enjeu principal est de retarder l'échéance de l'exécution de ces jeunes femmes jusqu'au retour, à la pleine lune, de leurs hommes partis en mer. La stratégie adoptée par les jeunes femmes supposées être des sorcières est de tenter les hommes en leur contant le déroulé d'une cérémonie de Sabbat. Jusqu'au verdict, le temps s'écoulant prend des airs de long orgasme simulé. Le vin rouge coule sur la nappe comme le sang charnel des cycles menstruels. Quand il s'agit de signer des aveux, la signature d'Ana est aussi simple qu'évocatrice : X comme les chromosomes féminins. Les femmes tentent les hommes, elles crient, jouissent, souffrent, dansent et vénèrent la vie dans une osmose libératrice. La sororité émerveille autant que la beauté des corps qui entre symbiose avec celle de nature. Cela tiendra, jusqu'à ce dernier plan où voler de ses propres ailes, au sens propre comme au sens figuré, sera synonyme de liberté. Reste la flamme. Sur le sol. Dans les cœurs.


Bien que la pertinence et l'actualité du sujet donnent au film un caractère charnu, Agüero, au-delà du fait de combattre "les totalitarismes cléricaux, les identités régionales (le film est tourné en castillan et en euskera) écrasées par la pensée unique, l'uniformisation dévastatrice de l'ultra-capitalisme", utilise une multiplicité d'outils du cinéma qui donne un rendu final contemporain et revigorant. Les focales sont tantôt ouvertes tantôt fermées, tantôt très courtes, proches et rapides, ce qui offre un traitement original du film historique. La tension dramatique de cette mise en scène nerveuse couplée à l'ardeur émanant du film envoûte, maraboute et ensorcelle. C'est tout aussi magique que cruel et fantastique que contemporain.

thomaspouteau
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le 29 nov. 2020

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