Vingt ans avant Amarcord ou Roma, Fellini posait déjà, avec Les Vitelloni, un regard mélancolique et autobiographique sur la société qui l’a vu grandir. En l’occurrence, Fellini grandit dans la province de Rimini, où cette histoire semble se dérouler. Les Vitelloni est donc à plus d’un titre l’acte de naissance d’une filmographie qui n’en est encore qu’à ses débuts (après Les Feux du music-hall et Le Cheik blanc). On y trouve la plupart des éléments qui composeront la grande comédie humaine fellinienne à venir : le thème de la ville de jeunesse fantasmée, qui reviendra dans Amarcord ; des noms de personnages (Guido, Fausto) qu’on retrouvera dans La Dolce Vita ou Il Bidone ; des acteurs intimement liés au cinéaste (Giulietta Masina n’est pas encore là, mais l’on découvre Ricardo Fellini, frère de Federico) ; des femmes errantes comme on en retrouvera dans La Dolce Vita ; des plages et autres bords de mer, comme on en retrouvera dans presque tous ses films ; enfin, une approche néoréaliste à la frontière de l’onirisme, future marque de fabrique de son cinéma qui s’affinera encore dans La Strada ou Les Nuits de Cabiria.


Jours de fête


Les Vitelloni est un film choral, pluriel, comme son titre l’indique : c’est le récit d’une « famille », ou plutôt d’une bande de garçons au tournant de la trentaine, où chacun cherche un sens à sa vie dans une atmosphère de crise existentielle. Ces jeunes hommes sont dans une période d’entre-deux, entre l’adolescence et la vie active : trop vieux pour se contenter d’une vie frivole et détachée de toute responsabilité ; trop jeunes pour être raisonnables et sagement casés. Ils ne sont pas vraiment pauvres, car issus d’une sorte de petite bourgeoisie, mais pas vraiment riches non plus, étant pour la plupart désargentés et sans emploi. Bref, ce sont des personnages qui ne sont ancrés dans rien : ni dans une tranche d’âge bien définie, ni dans un statut social bien défini, et dont la vie quotidienne est tout aussi erratique. L’errance et le vide existentiel sont peut-être les caractéristiques principales des personnages felliniens ; mais la solitude qui en découle est toujours, chez le cinéaste italien, une forme de solitude collective, rendant le portrait d’ensemble d’autant plus tragique.


Cette tragédie collective de l’existence s’illustre de façon éclatante lors des nombreuses scènes de fêtes, de cérémonies et autres rassemblements qui deviennent autant de théâtres où les illusions s’épaississent. Le film s’ouvre sur une fête, se poursuit avec un mariage, un bal, un carnaval, etc. Et après chacun de ces moments d’ébullition, de brefs – mais interminables – couloirs désenchantés où les personnages sont mis face à leurs responsabilités, avant que la festivité suivante ne les ramène à leur ivresse. Cette dialectique cristallise le destin des personnages, qui oscille sans cesse entre la promesse d’une aventure (on veut partir au Brésil, on veut se marier, revoir une amante, changer de vie) et la fatalité d’un destin qui semble voué à l’échec (car en réalité, on ne fait rien). Les deux scènes de départ en train en témoignent : la première, pour le départ de Fausto et Sandra en lune de miel ; la seconde, pour le départ de Moraldo décidant de quitter la ville pour tenter sa chance ailleurs. Le premier départ est une fête célébrant un mariage promis à l’échec, et le train s’éloigne sous les saluts chaleureux de la famille et des amis. Le deuxième départ témoigne d’une vraie ambition de donner du sens à sa vie, mais le train s’éloigne cette fois-ci dans le silence et l’anonymat quasi total. Il y a toujours du monde pour célébrer le début des illusions ; il y en a peu quand elles ont disparu, pour dire au revoir.


Séduction à l’italienne


En outre, la volonté proprement vitale de vivre ses fantasmes pousse les personnages à entrer dans un perpétuel rapport de séduction avec leur environnement. Chaque rassemblement est l’occasion, pour Fausto, de tromper un peu plus sa femme et de fantasmer des relations adultères qui le sortiraient de la monotonie de son couple. Que ce soit dès le début lors de l’élection de Miss Sirène, lors d’une séance anodine de cinéma, lors d’un bal, de la rencontre avec une troupe de théâtre, et même sur son lieu de travail : Fausto séduit sans cesse, trompe sans cesse, réitère les mêmes erreurs et s’embourbe dans des situations malsaines promises à l’auto-destruction. En ce sens, Les Vitelloni est une façon pour Fellini de mettre à mal la virilité à l’italienne : à travers Fausto et sa faiblesse devant les femmes ; à travers Leopoldo, l’artiste renvoyé à une forme d’homosexualité qu’il laisserait malgré lui transparaître ; à travers Moraldo, qui se lie d’une amitié ambiguë avec un jeune garçon de la gare ; à travers Alberto, pris dans un étau œdipien entre sa mère et sa sœur.


Un personnage secondaire incarne parfaitement cette ironie du destin (qui veut que la séduction soit à la fois la possibilité d’un fantasme et la promesse d’un échec) : il s’agit de la femme que Fausto séduit au cinéma, sorte d’apparition onirique annonçant le personnage d’Anouk Aimée dans La Dolce Vita. Il n’est pas anodin que Fausto la rencontre dans une salle de cinéma, qui est le lieu de l’illusion par excellence : à ce moment-là, tout est permis, et au film projeté sur la toile répond le film qui se joue dans la tête des deux séducteurs. Il n’est pas anodin non plus que ce soit sur la plage que Fausto la retrouve par hasard à la fin du film, qui est le lieu de la désillusion par excellence, le « bout du chemin », le mur de réalité sur lequel la course des personnages felliniens s’écrase inévitablement. Cette femme, sorte de vamp tentatrice, de spectre que seul Fausto semble voir, est peut-être le démon avec lequel il pactise (après tout, son prénom l’y prédestinait…) dans la salle de cinéma, et qui réapparaît en fin de parcours, à l’heure du bilan, lorsque Fausto est mis face à ses responsabilités et doit rendre des comptes à tous ceux qu’il a trompés.


Vers leur destinée


Ainsi, Les Vitelloni compose une galerie de personnages plutôt pathétiques, voire de prime abord méprisables. Ils sont narcissiques, puérils, sans ambition, fondamentalement spectateurs de leur vie, et pourtant mus, intérieurement, d’un désir de réussir et d’une vitalité qui en font des « losers sublimes ». Car malgré les errances sur la plage, les lendemains de soirées déprimants, les réprimandes des parents et la tristesse globale qui accompagne leurs fantasmes, on sent bien que Fellini aime ses personnages et ne les abandonne jamais, parlant même à travers eux à plusieurs reprises. C’est Leopoldo qui s’écrie : « Cette ville est fermée à l’art. Je vis dans l’incompréhension. Mes amis ont des intérêts différents, ils ne s’intéressent qu’aux choses matérielles. Ils vivent leurs vies sordides, ne pensant qu’aux femmes et à l’argent ». C’est Moraldo qui confesse ses envies d’ailleurs : « Si je pouvais partir aussi… », et qui part finalement, à l’image de Fellini abandonnant Rimini pour Rome, à la conquête du cinéma.


Les Vitelloni peut paraître sombre, cynique ; c’est un film imprégné de nuit, de pluie, de désillusions et de regards perdus à l’horizon des vagues. La musique de Nino Rota, signant peut-être l’une de ses plus belles collaborations avec le cinéaste, traduit elle aussi toute la tristesse et la mélancolie qui rongent les personnages. Mais cette même musique évoque aussi une certaine douceur, une candeur et un droit au rêve, qui correspond finalement au regard bienveillant porté par Fellini sur son univers – que lui-même fantasme sans doute, et qui est sa « fête » à lui.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 10 juin 2021

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Jules

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