Il y a tant de films de voyages, et si peu de ceux qui restent...si peu de ceux qui restent, et rêvent leurs voyages...


J'ai eu l'impression rare de voir le film qui me fallait, pour plein de raisons, personnelles, contextuelles, politiques, artistiques. Un film qui s'inventait comme je le voyais.
Un film à la hauteur de nos rêves.


Et qui ne les idéalise pas, qui les regarde bien en face. La vie regardée en face : la beauté du monde et la souffrance qu'il engendre, qui grossit, grossit, grossit, envahit l'image. Et dès lors, il faut tout retenir. Les images, les paysages, les villages, les sons.


En voyant Les films rêvés, je comprends pourquoi, si jeune, je trouve déjà tant de films faux, artificiels, fabriqués. Le cinéma d'aujourd'hui fabrique en grande partie de faux souvenirs. Ici, tout a été vu, vécu, senti. Quel cinéaste a encore quelque chose à faire, aujourd'hui, de ce que la matière ? C'est l'affaire du cinéma de Pauwels, pour qui un arbre est encore un arbre, ni un plan de coupe négligé, ni un symbole pataud, ni le pion d'un dispositif formel étouffant. Non, rien de tout cela. Un arbre qui respire raconte encore le monde. Raconter et voir, voilà ce que le film fait en permanence, ne sacrifiant jamais au bonheur d'observer celui de raconter des histoires. Comme celle-ci, très à propos, d'un jeune cinéaste qui fait un film, et se rend très vite compte que quelque chose ne va pas. Il passe d'étapes en étapes, puis finit par filmer l'eau, le vent, la terre, parce qu'il veut exprimer sa révolte, parce qu'il se détache du "dire". Il finit par faire confiance à son rêve, le rêve qu'il avait à portée de main, le rêve de voir, et dès lors il peut trouver sa place dans le monde. Pour rêver un film, il faut avoir vu. Et d'avoir vu ainsi, le monde se déploie.


Pauwels, qui a tant voyagé, se retire désormais dans son jardin. Il parle peu de sa fille, en tout cas moins que dans sa splendide Lettre, mais nous sentons désormais que son cinéma est habité, pour elle peut-être, d'une folle ambition. Celle de léguer des images de ses rêves à l'enfant qui grandit. Celle de dire : ma fille, regarde ce que j'ai vu. Voyons ensemble. Cale tes yeux sur mes yeux, regarde le monde que j'ai traversé pour toi. Avant que tout ne soit perdu. Avant que la mort n'étreigne tout. Survivre...pour que la pierre n'oublie pas.


C'est un film de résistance. Résistance à la mort : ces histoires, ces rêves, ces souvenirs resteront. Résistance à l'académisme, au didactisme, au simplisme, au schématisme : voilà un cinéaste qui nous dévoile, pudique, humble, les conditions de la conquête de sa liberté, formelle d'abord (le film varie les supports en permanence), intellectuelle (s'ouvrant à toutes les histoires), vitale (voyager, traverser le monde, et revenir, enfin, dans la maison qu'on quittera à nouveau). Straub disait, dans un entretien filmé, assis dans son jardin pendant que Danièle coud au bout de la table sous un orage grondant ; qu'on ne devrait jamais renoncer au luxe, pour quelque raison que ce soit : "C'est exactement ce que toutes les tentatives socialistes ont été jusqu'à aujourd'hui : pour être heureux, renoncer à avoir de l'eau potable, renoncer à avoir de l'air, renoncer à avoir du temps, renoncer à avoir du silence, renoncer à avoir du soleil". Pauwels, lui, ne renoncera jamais à avoir du soleil, et c'est sublime de voir un cinéaste qui avec rien trouve son propre luxe.
Les raisons, qu'on entrevoit (familiales, financières) qui font que ces films qu'il nous raconte n'ont pu être que seulement rêvés ne sont pas au centre du film. Pauwels ne s’apitoie pas. Il fait avec ce qu'il a. La toile d'araignée, la cabane, la bougie, l'arbre du jardin, encore lui.


Si des images il y en a trop, des regards ils en manquent, et des histoires il en restent. Pauwels fait un film qui prie pour l'avenir radieux du cinéma. Si nous voyons Les films rêvés, quelque chose nous pousse à croire que nous referons des films, enfin, et que de la fameuse phrase de Godard un espoir subsistera. Le cinéma pourra peut-être encore rester quelque chose. Et les films pourront peut-être enfin regarder les arbres à nouveau.


Encore et à nouveau, ce sont les deux temps avec lequel le film est fait. Comme le passage des saisons. Encore l'été, à nouveau l'hiver. La neige, la pluie, le soleil tombent sur ces plans de chemin de fer qui mettent nos yeux sur les rails du rêve et nous envoient au bout du monde. Le temps file et parce qu'il file nous grandissons, parce qu'il file nous nous gorgeons d'images, parce qu'il file nous voyageons. Et parce qu'il file, nous restons avec Eric Pauwels dans son jardin à regarder la mort qui arrive par le train. Le temps file, et il restera toujours le regard de Jean-Marie, le voisin d'Eric, qui un jour est tombé dans le coma et a poussé son dernier souffle.
Eric Pauwels voulait faire un film avec lui, mais il y a des films qu'il faut savoir taire.


On voit Jean-Marie dans le film, marcher, trembler, regarder l’œil rieur la caméra d'Eric. Assis, il dit qu'il ne faut pas recadrer la personne que tu filmes, sinon tu la blesses. Et il y a des gens, aujourd'hui, qui n'ont plus de respect pour ce métier là.


Jean-Marie tend des portraits, colorés, fantasques, de son petit chien. Le film qu'Eric voulait faire était celui-ci. L'histoire d'un homme qui toute sa vie a peint des portraits de son chien.


Eric Pauwels éteint ses récits sur la mort de Jean-Marie, et filme une nuée de petits oiseaux noirs dans le ciel. Peut-être que Jean-Marie est là, dans ces milliers de petits oiseaux. Ou dans cette toile d’araignée qui est le motif du film. Ou dans les portraits de son chien, qui eux resteront...Les images et les rêves, entre la naissance et la mort, s'incarnent vraiment parce qu'ils circulent, qu'il passent d'arbres en arbres, de chemins en chemins, de corps en corps. Les histoires que Pauwels nous raconte sont des histoires d'êtres qui finissent toujours par s'échapper. Il y a Bernard Moitessier, qu'on entend avec émotion nous dire que sa liberté est sur les flots, et qui refuse d'accoster en Europe après avoir été le premier homme à faire le tour du monde sans escale. Ou celle de cet homme, enfermé dans une cellule obscure dans une prison qui n'existe même pas sur la carte, qui a tendu un miroir à l'extérieur et a redécouvert pour la première fois son reflet. Toutes ces histoires découlent et évoquent le même récit épique et ancestrale. Celui d'Ulysse, vagabond des mers ne tenant jamais en place.


Par sa mort devant les remparts de Troie, Achille répondait à la question : "pourquoi mourir ?"
Mais Ulysse, lui qui part sur la mer, et revient vers les siens, et repartira un jour, cherche la réponse à la question : "comment vivre ?"


Chez Moitessier comme ce prisonnier, chez Jean-Marie comme chez lui même, ou chez Jean Rouch (le film lui rend un vibrant hommage), dont l'âme circule encore en Afrique depuis son accident mortel ; Pauwels cherche avec une douceur et une générosité sans commune mesure à filmer la quête qui nous unit tous. Pour ne pas tomber, pour ne pas faillir, s'échapper toujours pour prolonger la vie. On ne peut vivre sans mensonge, sans rêve, sans illusion. Le film se termine sur cette phrase amère et sublime. Il y a bien le mensonge de la mort qu'on repousse, l'illusion de l'oubli que le cinéma tient à distance, et le rêve d'une âme, le rêve d'un film qui retrouverait le voisin aimé dans les nuées d'oiseau. Pauwels filme comme on fleurit une tombe, comme on inscrit son nom dans l'écorce d'un arbre, comme on colle un dessin sur une bûche qui résistera aux années. Pour ce qui avant de disparaître n'a cessé de résister à l'éclatement des songes.

B-Lyndon
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le 9 févr. 2019

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