Il y a peu de films dont on peut dire qu'ils sont des instants de poésie. Je crois que Lettre d'une inconnue est un de ceux-là. Ce film est en effet un instant : l'intrigue nous est dévoilée à mesure que Stefan Brand, pianiste de renom, lit la fameuse lettre, écrite par un amour indicible et intangible qu'il n'a pas connu, ou plutôt qu'il n'a pas reconnu. Car l'histoire de cette lettre est comme il a été dit une histoire d'amour, celle d'une jeune femme, Lisa, follement éprise de son voisin Stefan Brand, plus âgé.
Et cette histoire d'amour est elle-même composée de plusieurs instants : un regard intense par l'entremise d'une porte, une rose blanche, une danse presque intemporelle. Et tous ses instants respirent la poésie. Seulement, Stefan Brand est le stéréotype de l'artiste : il est volage, libertin, égoïste, c'est pourquoi il ne remarque pas Lisa. Ou plutôt si, il la remarque mais uniquement l'espace d'un instant, de quelques instants, pour ensuite l'oublier, ce qu'elle ne pourra jamais faire car elle possède la force du souvenir. Cette force est magnifiée dans la présence du fils qu'elle obtient de Stefan, sans qu'il le sache, pour ne rien avoir à lui demander, pour être la seule femme qui lui ait jamais rien demandé. C'est alors qu'un simple flou nous transfère de la narration du récit de la lettre vers la réalité de celui qui la lit, et qui commence à entrevoir ce qu'il n'a pas connu, ce qu'il n'a pas reconnu, ce dont il ne s'est pas souvenu. Une mise en scène toujours aussi épurée nous fait replonger dans la poésie. Car la poésie transperce ce film : ces instants précédemment évoqués, de par le fait qu'ils sont des instants volés, soit au monde des adultes (Lisa ayant fugué pour rejoindre Stefan qui dès lors décommande ses mondanités), soit à la réalité même (la soirée qu'ils passent à la fête foraine presque déserte, la danse dans le café vide) sont poétiques.


Vous en êtes à environ une heure de visionnage, Lisa s'est finalement mariée avec un ancien militaire suite à l'oubli de Stefan, elle vit dans le bonheur... mais non. Parce que Lisa n'est pas heureuse, elle est amorphe, vit dans le souvenir de Stefan par le prisme de son fils qu'elle a prénommé Stefan pour mieux mettre en abîme la perte de son amour. Et le drame survient lors d'une représentation de la flûte enchantée : il est là son amour de toujours, et il la voit, il semble la reconnaître. Le cœur de Lisa s'enflamme, se dit que tout est possible, que "toutes les années ont été effacées". Alors elle revoit Stefan, se jette dans ses bras, l'embrasse.... sauf que Stefan ne l'a pas reconnu, il sait juste qu'il la connait. Comprenant qu'il ne l'aime pas ou qu'il ne comprend pas cet amour, elle le fuit. Et à mesure qu'elle fuit son amour et ancien amant, elle perd l'affection de son mari et la vie de son fils emporté par le typhus.
Alors, elle écrit une lettre, la lettre d'une inconnue qui elle connait et qui n'a fait que souffrir de cette connaissance, alors que lui, le prodige du piano, le virtuose de ces dames, n'a rien connu et n'a pas sembler souffrir. Or la réalité est autre : Stefan a souffert de ne pas avoir connu. Et c'est la toute la tragédie de cette histoire : Stefan a souffert de ne point avoir connu et Lisa a souffert d'avoir trop connu.


A mesure que j'écris, je me rends compte que ceci n'est pas véritablement une critique. Sans doute parce que l'on ne critique pas une histoire d'amour, on la contemple, on la respecte, on la raconte. Alors va, lecteur, va contempler, respecter et raconter cette histoire d'un amour incompris, tragique et beau. Va et comme moi tu pleurera devant tant de beauté, de poésie. Il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir raconter une histoire. Il est encore moins courant de pouvoir ne faire que la raconter pendant une heure trente, qui plus est dans un film, et la rendre attachante et profonde. Alors va lecteur, et attaches-toi à la Lettre d'une inconnue comme Stefan s'attache à ses fugaces souvenirs avant de s'en aller paisiblement vers une mort certaine.

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le 5 avr. 2015

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Xavier Petit

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