Fin du printemps 1944. Alors que l’empire japonais enclenche la dernière vitesse dans sa fuite en avant, et que l’armada américaine menace ses principales îles, les attentions des deux puissances se portent sur l’île d’Iwo Jima, point stratégique où tout se décidera pour de bon. Inférieure en nombre, et en force de frappe, l’armée nipponne éreintée attend la venue de son ennemi, dans l’idée qu’elle livrera là sa dernière bataille. Une poignée de soldats, chargés de la haine que leur ont inculqué des années de slogans et de combats, prennent le temps, dans cette attente, de réfléchir à ce qu’ils combattent. Quitte à se sacrifier pour l’empereur, autant que ce soit avec un maximum de données en main !


Saving Private Japan


Que ceux qui n’avaient pas été convaincus par le très faiblard Mémoires de nos pères n’aient aucune crainte (1) : Lettres d’Iwo Jima est un miracle. Une pareille introduction, aussi expéditive, serait dans d’autres circonstances la preuve indéniable d’un dangereux manque d’objectivité ; il n’en est rien. Mettons de côté un instant ses nombreuses qualités qui en font, d’entrée, une oeuvre d'une rare qualité ; le film d’Eastwood est un miracle, et même un miracle en deux temps. Le premier temps, c’est un casting de bons acteurs japonais se livrant intelligemment à une interprétation lucide et poignante de leur passé, aidant à faire de Lettres d’Iwo Jima le plus grand film de guerre japonais. Le second, tient dans le fait que leur plus grand film de guerre ait été réalisé par le très américain Clint Eastwood. On savait qu’Eastwood était un grand cinéaste ; il est maintenant, simplement, un grand monsieur.


D’aucuns, connaissant l’apolitisme bisounours du Japon-wonderland, penseront qu’il fallait au moins ça pour arriver à mettre au point un tel film. Il suffit de prendre les exemples de blockbusters de guerre purement nippons, tels Yamato, pour se rendre compte de leur incapacité à parler de choses qui dérangent, comme l’attitude quelque peu agressive du Japon durant la seconde guerre. Pas une incapacité individuelle ; simplement, une dynamique générale qui permet à des studios d’investir des centaines de millions de yens dans des blockbusters propagandistes que même Goebbels aurait trouvé exagérés. Fallait-il vraiment que les Etats-Unis et leur culture du film politique mettent la main à la pâte, et secouent les puces d’acteurs de talents pourtant capables de se fourvoyer dans le pire ? Car Lettres d’Iwo Jima est en effet l’anti-Yamato : par exemple, l’excellent Nakamura Shidô (interprète du lieutenant Itô) s'y repent de sa participation à l’immondice précitée. Peut-être que cette question n’a pas de réponse. Ou simplement qu’il est encore trop tôt pour le Japon du baby-boom (2) de faire quelque chose de bien dans cette catégorie – le temps de La Condition de l'homme de Kobayashi étant bien loin.


A la question "Lettres d’Iwo Jima est-il un film américain, ou un film japonais ?", la réponse est donc invariablement "les deux, mon capitaine". La démarche, typiquement américaine on l'a vu, pétrie de cet idéal typiquement occidental de toucher à l’universel, se nourrit de la bonne volonté des participants japonais, tout à coup confrontés à la plus fiable version de la réalité historique, sous l'angle frontal américain, à laquelle ils n’étaient pour la plupart certainement pas habitués.C’est en grande partie cette implication qui rend l’interprétation de la majorité du casting excellente, Watanabe Ken et Ihara Tsuyoshi en tête ; pas les starlettes tout juste venues réciter leur texte.


Plutôt des acteurs tous mous dans les mains du directeur d’acteur de génie Eastwood, connu pour la latitude qu’il laisse à ses comédiens ; en témoigne l’excellente composition de Ninomiya Kazunari, boysband qui n’aurait nulle part laissé penser qu’il puisse atteindre un tel degré d’intensité. En brave anti-héros cassant le mythe du soldat japonais incorruptible, il est le témoin de l’Histoire, de personnages "bigger than life" tels Kuribayashi, et sa révolte finale n’en est que plus forte. Une complainte rare, car le cinéaste ne filme pas l’injustice en chien fou. L’espace cinématographique du film, tout en fondus au noir/fondus enchaînés, et plans flottant à hauteur d’hommes, ainsi que la bande originale ample et mesurée (tout à fait proche de celle de Mystic River, propre à une montée en puissance), véhiculent à merveille la volonté du réalisateur Eastwood d’observer les hommes, dans leurs combats intérieurs et extérieurs, sans artifices de suspense, sans spectacularisation vaine de la mort, mû par l’amertume de la vérité historique.


La beauté du geste


Amertume du constat. Aux côtés du commandant Eastwood, Iris Yamashita, scénariste américano-japonaise dont il s’agit du premier travail adapté à l’écran (!), a élaboré une véritable science de l’impartialité, qui prive le spectateur du pop-corn plaisir de voir l’"ennemi" tomber, qui lui interdit de revoir un seul instant ses exigences de justice à la baisse. Aucun prétexte fallacieux à l’héroïsation d’un groupe aux dépens d’un autre. C’est la guerre, mon général : si un soldat d’un camp se conduit en héros, alors il se trouvera un homologue de l’autre côté du champ de bataille.


Ainsi, la manière dont le film présente les soldats américains (que l’on imagine sans mal incarnent un démon pour le soldat nippon moyen), partant dans un sens, puis dans l’autre, puis dans l’opposé, puis son contraire, force l’admiration, sans basculer un seul instant dans la prise de parti en faveur des pauvres nippons opprimés sur leur île. A la place, Eastwood filme, dans une scène très évocatrice, à quel point des conclusions tirées à la hâte peuvent avoir des conséquences dramatiques dans la conception de l’ennemi hors de portée.


Attendant comme la mort les soldats yankees, les petits japonais sont un boulanger poltron (Ninomiya Kazunari), un ancien fonctionnaire de la police politique, le kempeitai (éprouvant Kase Ryô), une star olympique (Ihara Tsuyoshi, impeccable), et, bien entendu, le fameux général Kuribayashi Tadamichi (Watanabe Ken, se portant mieux loin des geishas). Il n’est pas un hasard que ces deux personnages, historiques (3), connaissent intimement l’ennemi américain pour lui avoir serré la main, dans leurs précédentes vies. Tous, de manière égale, portent en eux cette amertume, que le chef opérateur attitré d’Eastwood Tom Stern a illustrée en couleurs ocre, orangée, toutes pâles, comme celles d’une vieille photo que l’on ne peut qu’observer, nostalgique, impuissant.


"Yasukuni de aô !", prononce un soldat avant de se faire sauter le caisson. "Rendez-vous à Yasukuni", le fameux temple où reposent certains des plus vaillants soldats japonais de la seconde guerre mondiale. De nos jours, dans un Extrême-Orient qui n’a pas encore pardonné les sauvages invasions nipponnes, "soldat japonais" égale "assassin sans scrupule jouant à qui tranchera le plus de têtes de civils innocents voire chinois". Mais le film se place au-delà de la polémique sur les coulisses idéologiques du temple. En plaçant Yasukuni dans les derniers mots d’un pauvre soudard à côté de ses pompes, il rappelle que ce temple n’est pas le réceptacle du Mal absolu, mais surtout l’instrument d’impérialistes ringards.


Là où Eastwood est fort, c’est qu’il arrive à conférer une humanité évidente à tout son bataillon, sans en faire une colonie de vacances ultra-peinarde. Transposer la conduite de l’armée américaine de l’époque sur l’armée impériale serait revenu à se moquer de la réalité historique de l’embrigadement qui, aux pires heures de l’hégémonie japonaise, permit à bon nombre de soldats "normaux" de commettre des atrocités sans nom. Les témoignages de prisonniers de guerre nippons ne revenant pas du traitement humain dont ils firent l’objet lorsqu’ils étaient aux mains des américains ne manquent pas. Eastwood n’oublie pas ça, et dépeint cette ferveur criminelle à travers quelques personnages très réussis, comme celui du lieutenant Itô, négatif photo du général Kuribayashi. Mais Eastwood n’oublie pas non plus que derrière la chair à canon détournée par l’endoctrinement et le prosélytisme, cogitent des nippons pas particulièrement satisfaits de leur présente situation. Mieux, il rappelle que la croyance aveugle n’est pas nécessairement le moteur des plus fervents serviteurs d’une patrie ; à travers le bouleversant Kuribayashi, c’est toute une acceptation du devoir (qui n’a rien d’abnégation) qui motive le sacrifice. Sans haine de l’ennemi, ni rancœur. "Les convictions d’un homme et celles de son pays ne sont-elles pas les mêmes ?", dit-il à Mark Moses, le lieutenant Wolfe du Platoon de Oliver Stone (hommage ?). Ce à quoi ce dernier lui répond que c’est une remarque de véritable soldat.


"C’est mon sacrifice pour ma famille qui m’a toujours donné la force d’affronter la mort. Mais alors pourquoi est-ce cette même famille qui me la fait redouter, à présent ?"


Ou quelque chose comme ça. Pour arriver à filmer les hommes en tant que soldats (sans détournement romantique de la réalité) et les soldats en tant qu’hommes, Eastwood s’est concentré sur un de ses grands thèmes, le noyau familial, bouée de sauvetage, dernier bastion d’un monde en proie à l’anarchie, etc. C’était présent dans Josey Wales hors-la-loi, c’était implosant dans Mystic river, ça revient ici, conférant la même force tragique aux pleurs de toutes les mères, de Yokohama ou de Denver, Colorado. Pour cela, il a suffit au cinéaste de réduire l’homme à l’état d’espèce. Dans Lettres d’Iwo Jima, la mort du cheval de course de Nishi, puis celle d’un chien, inspire le même dégoût que celle des soldats, comme les oisillons de La Ligne rouge. L’homme est renvoyé à son état de bête dont le principal objectif du moment est de survivre ; la bête dénuée de morale pour se livrer à des actes de barbarie sans nom ; mais elle peut donc tout autant inspirer la pureté originelle. L’idée de l’infini.


La guerre est un phénomène absurde, oui. L’improbable échange entre le baron Nishi et le soldat agonisant Sam, qui prend vite des allures de discussion de comptoir ("Wouah, vous connaissez vraiment Douglas Fairbanks ?!"), illustre à lui seul la beauté de la démarche du film. Chez Eastwood, autant que la barbarie du spectacle, c’est l’absurdité surréaliste de la guerre qui prédomine. Contrairement à ce que l’intelligent classicisme de la forme peut laisser entendre, on est bien plus proche de l’existentielle et inoubliable ligne rouge, justement, que du bourrin soldat Ryan.


Lettres d’Iwo Jima est donc un film à la fois positif et négatif, optimiste et pessimiste, patriotique et critique, autant de tout ça que de son contraire (4). Sa force, c’est cet humanisme couplé à une lucidité historique et intime proprement impressionnante. Une force à mettre en grande partie sur le compte de son brillant scénario, et l’ardeur avec laquelle le casting japonais s’est attelé à la résurrection d’un passé qu’il est là-bas rare de regarder en face. Il y a fort à parier que sur cette si puissante lancée, le réalisateur Clint Eastwood devienne pour de bon le dernier grand cinéaste classique comme le fantasme depuis de nombreuses années la cinéphilie occidentale. Mais en faisant de ce projet un véritable pas vers l'Autre financièrement fort risqué (ses faibles résultats au box-office américain le témoignent), le grand-père est devenu davantage qu'un grand-cinéaste ; il a inscrit son cinéma dans une démarche d'une immense valeur culturelle et symbolique. En ouvrant un livre d'histoire, en le lisant et en s'oubliant dans la (seule) vérité des témoins, Clint Eastwood a fait de son magistral Lettres d’Iwo Jima un film historique... dans les deux sens du terme.


Notes :
(1) La présente critique aurait pu s’axer en partie sur la dualité entre *Mémoires de nos père*s et Lettres d’Iwo Jima. Mais ce dernier est si complet qu’il se passe pour ainsi dire de son homologue US par ailleurs assez médiocre.
(2) Le Japon élevé, baigné dans la poursuite de la réussite et de l’intégration sociales, du miracle économique, de l’ignorance du reste du monde, bref, un Japon passionnant, mais pas exprès.
(3) On ne louera jamais assez l’énorme travail de documentation de la scénariste Iris Yamashita et de Eastwood. A ce sujet, l'une des premières répliques de Watanabe Ken concerne la mort de l’amiral Yamamoto Isoroku, mort près d’un an plus tôt, en avril 1943. Watanabe semble pourtant ne l’avoir appris que très récemment lorsqu’il en parle à ses subordonnés (il explique son retard par l’annonce de la mort de l’amiral). Puisque l'on doute qu’il s’agisse d’une si grosse bourde historique, il est raisonnable de penser que cette réplique pouvait illustrer l’enlisement de la communication au sein de l’armée japonaise dans les dernières années de la guerre – la défaite de Saipan ne parvient après tout à Kuribayashi que plusieurs mois après.
(4) Le soutien officiel apporté par la vieille fouine nationaliste de gouverneur de Tôkyô Ishihara n’a aucune réelle signification. On peut se douter que s’il avait compris le scénario et lu entre ses lignes, il aurait été tout de suite moins emballé.

ScaarAlexander
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le 12 juil. 2013

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Scaar_Alexander

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