Alice (Emily Beecham) travaille dans le laboratoire d'une entreprise qui fournit des plantes très travaillées à des établissements qui ne manquent certainement pas de moyens financiers. Concrètement, elle cultive des plantes génétiquement modifiées (elle s’occupe de ces modifications et les surveille). D’autre part, Alice vit avec Joe (Kit Connor) son fils adolescent, alors qu’elle est séparée du père qui vit dans son coin à la campagne. Le travail d’Alice est donc en lien avec la nature, alors qu’elle vit en ville et évolue dans un milieu a priori parfaitement aseptisé, à l’opposé du père de Joe.


Alice travaille en particulier sur une plante qui s’épanouit en donnant une fleur à la couleur rouge vif (avec une touffe de pics qui peuvent s’épanouir façon oursin). L’univers professionnel dans lequel Alice évolue bénéficie d’un travail remarquable sur les couleurs. Au travail, Alice et ses collègues portent une blouse d’un vert pâle qui crée un incroyable contraste avec le rouge des fleurs. D’autre part, sous sa blouse, Alice porte régulièrement un chemisier d’une couleur rose pâle qui met en valeur sa sage féminité marquée par un visage rond et lisse ainsi qu’une boule de cheveux d’un roux automnal. Pour simplifier, disons que tout chez Alice respire la personne qui ne ferait pas de mal à une mouche.


Il s’avère que la fleur dont Alice s’occupe ne se comporte pas tout à fait comme l’équipe l’attend. Et, il semblerait qu’Alice y soit pour quelque chose : la fleur a muté mais est devenue stérile. On sent que l’idée qui traverse le film, c’est qu’une plante, un végétal, ne serait pas un organisme se contentant de proliférer dans la mesure du possible. Ici, l’hypothèse serait que la plante réagirait à sa stérilité en manifestant d’une certaine façon son désaccord. Mine de rien, on arrive en pleine science-fiction, car on avance sur un terrain certes fertile, mais sans savoir où on met les pieds.


Petite déception, l’aspect scientifique n’est qu’effleuré. Bien entendu, ce serait beaucoup trop compliqué et très peu cinématographique. Par contre, la conclusion amène à se questionner. Même si ce n’est que du cinéma, on arrive enfin à une question fondamentale : des travaux scientifiques pourraient avoir des conséquences inattendues sur nous humains et pourquoi pas des conséquences sur le long terme, voire même irréversibles. La vraie question est de savoir si nous maîtrisons cette part de risque.


Le scénario comporte à mon avis quelques maladresses regrettables. Qu’est-ce que c’est que cette entreprise à la pointe de la recherche scientifique dans son domaine, qui installe une serre ultra-moderne surveillée par un laboratoire dernier cri et qui emploie des bras cassés ? Sans compter le fait qu’un chien s’y retrouve enfermé de nuit on se demande comment (car l’accès est contrôlé). De même, des adolescents réussissent à y pénétrer (de nuit eux aussi), juste pour faire les malins. Les caméras de surveillance ? Elles sont destinées à surveiller l’évolution des plantes et non les allées et venues dans les allées. Comme s'il n’y avait aucune raison de se méfier, alors que la notion d’espionnage industriel est évoquée par le personnel.


Que dire des relations familiales entre Joe et ses parents ? Le film présente essentiellement la relation mère/fils. Alice s’évertue à entretenir une relation complice, faisant son possible pour faire face à la crise d’adolescence. Elle va même jusqu’à demander à Joe s’il ne préférerait pas habiter avec son père. Quelque chose d’inimaginable (encore) pour elle, mais pas si fou. En effet, on peut considérer qu’au fond d’elle-même, elle pense avant tout à son travail (donner comme nom Little Joe à la plante, dont elle ramène un plan à la maison, me paraît particulièrement significatif, en même temps que terriblement révélateur de sa conviction de ne prendre aucun risque).


N’oublions pas cette ébauche de relation amoureuse tentée par un de ses collègues auprès d’Alice. Lui semble sous le charme et tente de parvenir à ses fins en mettant Joe dans sa poche. Si Alice tergiverse, c’est qu’elle mesure mal les conséquences qu’une telle relation pourrait avoir sur son travail.


A l’image du look et du comportement d’Alice, le maître-mot ici est la maîtrise. Tout y est dans les apparences (les couleurs, Alice et son assurance, ses vêtements et son apparence générale), la lenteur des mouvements de caméra et du film lui-même, etc. Mais, derrière un aspect lisse (comme le visage d’Alice) et des couleurs douces qui se veulent harmonieuses, on devine des abîmes. Pourquoi se méfierait-on d’une plante dont on n’attend que du positif ? Pourtant, son apparence devrait alerter : couleur très vive et forme un peu menaçante. De même, l’apparence inoffensive d’Alice pourrait masquer des zones d’ombre : pourquoi vit-elle séparée du père de Joe ? Enfin, la BO apporte une atmosphère d’étrangeté, de malaise, plutôt avec des sons qu’avec de la musique. Par ses recherches formelles, ce film n’est pas sans rappeler Faux semblants de Cronenberg au titre évocateur par rapport à ce qu’on observe ici.


La conclusion la plus grave ici, c’est que ces manipulations génétiques (la recherche scientifique en général) ne sont probablement pas aussi encadrées qu’on aimerait ou voudrait le faire croire. Comment le code de déontologie est-il établi, sinon lorsque le législateur découvre des abus ou bien réalise que la situation pourrait s’y prêter ? Sans vouloir être alarmiste, n’est-il pas déjà trop tard alors ? A mon avis, du moment qu’une expérimentation se révèle faisable techniquement, la tentation est trop forte pour que personne n’essaie, législation ou pas. L’originalité de ce que montre ici Jessica Hausner, c’est une combinaison possible dans le monde d’aujourd’hui : une femme intelligente et sûre d’elle, en apparence inoffensive, qui travaille pour un groupe aux puissants moyens financiers. Elle ne mesure pas les risques qu’elle court et fait courir, le groupe qui l’emploie agit selon des objectifs précis dans un but de rentabilité.


Autre conclusion importante, le scénario (signé de la française Géraldine Bajard) considère qu’une plante n’est pas un organisme vivant inerte ou passif. Dans le film, tout se passe comme si la plante s’opposait à sa manière à la transformation qu’on lui impose. Devenue stérile, elle ne peut plus assurer l’avenir de son espèce. Pour compenser, elle produit un effet qui pourrait bien avoir des conséquences sur le long terme. Un moyen comme un autre de poursuivre son existence. C’est un peu tiré par les cheveux, mais intelligemment imaginé. Qui sait ce que la nature nous réserve encore ?


Emily Beecham a obtenu le prix d’interprétation féminine au festival de Cannes 2019 pour son rôle d’Alice.

Electron
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le 9 août 2019

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