Sous le titre mystérieux et solennel de Loin des hommes se dessine un projet des plus atypiques : celui d’un réalisateur français qui, pour son deuxième passage derrière la caméra, décline une sorte de western en plein territoire algérien, avec une star américaine en tête d’affiche. Autant dire que cette singulière proposition disposait d’arguments pour le moins alléchants. La première demi-heure agit cependant comme une douche froide : jeu d’acteurs approximatif, dialogues creux et situations d’une platitude confondante. Comme tout paraît au départ laborieux dans cette histoire d’instituteur perdu au fin fond du désert, et qui, du jour au lendemain, se voit contraint d’escorter au tribunal un algérien accusé de meurtre.

Pour autant, une fois Daru et Mohamed, les deux protagonistes, livrés à eux-mêmes dans le désert, le film prend son envol, en douceur. Avec les premières pierres dévalant le long d’un ravin se profile une tension pleine d’aridité, trouvant sa forme la plus achevée lors des brusques interventions successives du vent et de la pluie, où image et son semblent littéralement ployer sous la puissance des éléments. Jamais le film n’est aussi réussi que dans ses moments dépouillés où deux silhouettes avancent à l’aveugle, murées dans le silence, luttant pour ne pas disparaître dans un brouillard ou une tempête de sable. Tel est le credo d’un film économe en action, qui ne cède jamais aux effets, et sait donner un réel poids à la valeur d’un vie humaine : dans Loin des hommes, chaque balle tirée est un déchirement. Ce sens de l’épure, cette aridité du style aurait gagné à être poussé encore davantage, notamment dans la gestion de dialogues qui ont tendance à vouloir trop expliquer alors qu’une préservation du mystère eut été bienvenue (le passé du personnage de Mortensen, amené à être dévoilé dans la seconde partie).

La mise en scène, bien que trop souvent en retrait, témoigne parfois d’une belle intelligence. On retiendra cet instant, aussi subtil que fugitif, où Daru prend la décision de convoyer Mohamed en ville. Avant de quitter sa maison, il jette un bref regard vers le mur au fond de la pièce, laissé dans le flou, mais sur lequel on peut déceler la forme d’un cadre renfermant la photographie d’une figure féminine. Il n’en faut pas plus au cinéaste pour évoquer un hypothétique passé, sans tomber dans le sursignifiant. Si Oelhoffen était peintre, il aurait vraisemblablement été un adepte de la ligne claire. Son film témoigne en effet d’une belle lisibilité dans sa cartographie des espaces et des enjeux. Pour les deux protagonistes, il s’agit, sur le papier, de suivre une voie toute tracée qui mène à un village à travers le désert. Or, dès le début du périple, une sortie de piste s’impose, afin d’échapper à de probables antagonistes. Dès lors, le film annonce son programme : il s’agira de prendre les chemins de traverse, de se rendre invisible, au sein d’un environnement fondamentalement hostile (par nature autant que par les rencontres que l’on est susceptible d’y faire) et dangereusement transparent (il est peu aisé de s’y dissimuler, et les cachettes y sont d’autant plus remarquables qu’elles sont rares).

Loin des hommes, c’est une histoire de routes que l’on emprunte, de lieux que l’on laisse derrière soi. Les trajectoires personnelles n’y sont pas celle d’une simple parenthèse prétexte à renouer avec des souvenirs douloureux (Daru) ou d’une voie apparemment sans issue (Mohamed prit entre deux justices – française et algérienne – qui le voue à une même sentence mortelle), mais bien d’un cheminement mental amené à s’opérer au fil de la trajectoire physique. Le film est avant tout le parcours d’un marginal qui, face à la flambée des événements, ne peut plus ne pas prendre parti. À ce titre, on saura gré à David Oelhoffen de ne pas hésiter à présenter l’armée française sous des aspects peu reluisants, sans pour autant tomber dans le manichéisme (cédons que c'est tout de même un brin didactique). Seulement, si Loin des hommes est peut-être avant tout un film sur l’engagement, ce n’est pas réellement par son contexte historique - la guerre d’Algérie ne reste in fine qu’une toile de fond -, mais bien par l’élargissement de cette thématique à une dimension fondamentalement humaniste. En témoignent les trajectoires respectives des deux personnages principaux, qui s’accomplissent dans un glissement de perspective tout à fait juste et émouvant : pour l’un, il s’agira de s’engager dans la vie d’un autre alors qu’il ne pensait qu’à la sienne, pour l’autre, de s’engager dans sa propre vie alors qu’il ne souhaitait qu’y mettre un terme. L’expression usuelle a beau être éculé, on appelle ça une belle leçon de vie.
CableHogue
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2015

Créée

le 11 janv. 2015

Critique lue 698 fois

8 j'aime

CableHogue

Écrit par

Critique lue 698 fois

8

D'autres avis sur Loin des hommes

Loin des hommes
eloch
8

Des hommes et des dieux

Dans une vallée reculée de l'Algérie, près du désert, une petite école est dressée, là, résistant au vide qui se fait autour d'elle. A l'intérieur Daru (Viggo Mortensen), instituteur, fait la classe,...

le 15 déc. 2014

43 j'aime

10

Loin des hommes
PatrickBraganti
4

Proche du ratage

Malgré la présence des deux acteurs les plus magnétiques et les plus talentueux aujourd’hui (le danois Viggo Mortensen et le français Reda Kateb), un contexte géopolitique tendu (l’Algérie de 1954),...

le 15 janv. 2015

12 j'aime

Loin des hommes
Gand-Alf
7

L'instituteur et le condamné.

Présenté dans de nombreux festivals, dont Toronto et Venise, Loin des hommes s'inspire de la nouvelle L'exil et le royaume d'Albert Camus et est le second long-métrage du cinéaste David...

le 16 avr. 2016

12 j'aime

Du même critique

Night Call
CableHogue
4

Tel est pris qui croyait prendre...

Lou est un petit escroc qui vit de larcins sans envergures. Seulement, il veut se faire une place dans le monde, et pas n’importe laquelle : la plus haute possible. Monter une société, travailler à...

le 25 nov. 2014

94 j'aime

36

Anomalisa
CableHogue
6

Persona

Anomalisa est un bon film-concept. Cependant, comme tout film-concept, il obéit à une mécanique qui, bien que finement élaborée, ne tient qu’un temps. La première demi-heure est absolument...

le 30 janv. 2016

69 j'aime

7