Bon, en vrai, le "what the fuck" n'est pas ce qui ressort en premier de Lost River. Il est vrai que certaines scènes ont une explication rationnelle plutôt difficile à cerner, et que ça me permet de faire un titre plutôt classe, mais on retiendra surtout que Lost River est un film éthéré et haut en couleurs. C'est aussi le premier film de Mr Ryan Gosling, mais ça je crois que tout le monde le sait (son nom apparaît quand même trois fois dans le générique, eh oui môssieu). Et j'aimerais bien vous faire un petit pitch pour vous le présenter mais c'est ici typiquement le genre de films difficile à résumer: je dirais donc simplement qu'on suit la vie de plusieurs personnes habitant dans un Detroit (la ville américaine hein, pas celui de Gibraltar, soyez pas cons) ravagé par les crises économiques.


Eh oui, car comme vous êtes parfaitement culturés, vous savez déjà que Detroit est l'une des villes américaines (voire du monde, quand j'y pense) qui a pris le plus cher lors de crises qui ont décimé l'industrie, le marché de l'automobile entre autres, qui était établi là-bas. Apparemment, Ryan Gosling est aussi au courant de ça; pour son premier film, il pose donc sa caméra dans une ville majoritairement habitée par des gens sans lèvres, des maisons qui brûlent et des couloirs violets. Une énumération qui va permettre de faire une transition magnifique vers les points principaux de Lost River.


Oui. Des gens sans lèvres. Parfaitement. Bon, appeler l'un d'entre eux "Face", je suis d'accord que c'est de mauvais goût, mais passons. Ces blessures, infligées par Bully, sorte d'archétype de caïd de Detroit, sont le symbole d'une ville dont les habitants s'effondrent en même temps que les murs: une certaine violence teinte ainsi le film; une violence qui passe d'abord par ses habitants: imaginez une sorte de club glauque dans lequel les habitants se retrouvent pour applaudir de macabres spectacles, tels qu'une femme qui se fait poignarder. Il est également intéressant de mentionner le fait que les rues sont le plus souvent montrées vides et sombres, fait dont on peut tirer deux conclusions: soit les habitants sont morts ou partis au fur et à mesure que la ville mourait; soit ils sont tous constamment au club glauque. La violence n'est pas une violence crue et Expendablienne: c'est une violence parfois suggérée, par exemple dans l'animalité du nom des personnages (Rat, Cat), ou encore dans cette scène spoiler:


Lorsque la mère du "personnage principal" plante le mec qui vient de danser devant elle.


Mais cette violence passe aussi par les divers plans de Gosling: d'où mon exemple des maisons qui brûlent. J'aurais dû les compter. Entre ces magnifiques plans de destructions de maisons où l'on a l'impression d'être dans la pelle de la pelleteuse et les incendies, ou encore les plans de la ville de jour, au début du film, qui montrent un Detroit réellement abandonné, sale (je pense au travelling où l'on suit le personnage principal sous un pont, et que l'on voit le pont couvert de graffitis), Gosling établit avec assurance le monde qu'il souhaitait. Par ailleurs, le fait que le début du film se déroule de jour, et que l'on bascule progressivement vers la nuit, illustre bien cette idée de ville qui se meurt. Niveau réalisation et mise en scène donc, Gosling a plutôt bien géré son coup pour un premier film.


Comme je le disais, la violence prédomine donc dans ce film. C'est le premier signe (d'une longue liste !) de l'influence énorme qu'a eu Nicholas Winding Refn qui a tourné avec Gosling pour ses deux derniers longs-métrages (Drive et Only God Forgives). On retrouve ainsi des scènes gores de ce type-là:


celle où le rat se fait découper, ou tout simplement le mec sans lèvres.


Mais comme je l'ai dit, il y a d'autres signes: par exemple, cette esthétique fluorescente et colorée, qui renvoie bien trop à Only God Forgives. Je veux bien que les deux hommes aient un univers cinématographique et esthétique proche, mais là, c'était plutôt confondant parfois. Je pense aussi à la teneur du scénario, décousu mais pas trop: encore une fois, un peu à la manière de Drive et d'Only God Forgives, on assiste plus à performance de style qu'à un véritable récit. Au niveau des influences, j'ai plusieurs fois pensé à la série Utopia également, principalement par deux éléments: le fameux sac qui sert de fourre-tout, et cette esthétique fluo (je pense au travelling où l'on suit le personnage principal qui passe devant des murs de maisons colorés).


Globalement, je n'ai rien à reprocher aux acteurs. Aidé pour son premier film d'un casting d'inconnus (sauf Saoirse Ronan, peut-être), Gosling parvient à construire des personnages peu approfondis et plutôt prolixes, un peu à la manière de Drive et d'Only God Forgives (je crois que je me répète). Mais même si l'acteur-réalisateur s'en sort plutôt bien, stylistiquement parlant, pour son premier long-métrage, j'ai tout de même noté certains défauts: d'abord, quelques maladresses; parfois, j'avais l'impression qu'il fallait comprendre quelque chose, sans en être réellement sûr, et sans être sûr non plus que cet effet-là était voulu par Gosling. Dans ce genre de film plutôt connotatif et épuré, en plus, l'interprétation est d'autant plus importante et cela a parfois gêné ma compréhension de Lost River. Ce qui amène au second défaut: Gosling, dans sa volonté de s'assurer de la bonne compréhension des spectateurs, a tendance à asséner ses vérités: alors tant mieux lorsqu'il explicite davantage quelque chose dont nous n'étions pas sûrs du sens; mais la plupart du temps, il s'agissait surtout d'un rappel plutôt didactique des éléments connotatifs de son film. Je dirais également que le film entrant dans la catégorie des films sans vrai scénario, il possède quelques longueurs.


Pour parler du scénario, je ne l'ai volontairement pas évoqué: d'abord parce qu'il n'apparaît comme enjeu du film qu'après un certain temps, et parce qu'après tout il n'est pas central au récit: dans Lost River, Gosling cherche avant tout à montrer avec son style à lui un retour à la préhistoire de l'Homme, montrer ce dernier sous sa forme animale et démontrer que notre apogée est derrière nous. Mais je l'ai somme toute trouvé quelque peu cliché, voire opportuniste; pour moi, il ne sert qu'à justifier le nom du film et à créer un semblant d'aboutissement à ce que Gosling avait développé autour des personnages et de son univers. Un sentiment de frustration quant à un potentiel pas toujours bien exploité, donc.


Alors oui, ce 6/10 est dur; mais il est principalement là parce que je pense que Gosling peut faire mieux. D'une certaine façon, j'anticipe sur sa prochaine réalisation qui sera sûrement meilleure, à tel point que j'aurais dû baisser la note de Lost River. Là, il n'en est rien, c'est sévère mais pour ce film parfois brouillon qui laisse parfois échapper son potentiel, je pense que c'est la note idéale.

Soma96
6
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le 10 avr. 2015

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3 j'aime

Kevin Soma

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