Un cauchemar plein de beauté et plein de visions.

Je n’avais pas pensé en entrant dans la salle que j’en ressortirais aussi ébloui.


Pourtant la bande-annonce ne manque pas de fidélité au film ; elle donne une idée assez exacte de ce qu’il est, que ce soit sur le plan de l’ambiance ou du style. Mais bien sûr un film prend mieux son temps que ne le peut une bande-annonce – du moins quand à la tête du film il y a quelqu’un soucieux de proposer du vrai cinéma, qui se contemple et dont on puisse s’imprégner. Il faut reconnaître, même si ses choix artistiques en tant que comédien le laissaient assez présager, que Ryan Gosling à la réalisation a ce sens de la lenteur où tout prend une dimension supérieure : quelque chose se dégage de plus enveloppant, plus sensuel, plus sordide aussi que ne le disaient les premières images.


Il y a là toute une série de visions assez obsédantes qui hantent l’esprit des heures après avoir quitté la séance. Il y a une atmosphère unique, mélange d’onirisme cauchemardesque, de réalisme assez dru, de violence et d’intimisme sentimental un peu adolescent ; le tout n’étant en aucun cas réductible aux influences lynchiennes, refniennes, malickiennes, etc. que tout le monde aura déjà identifiées maintes fois – sans à peu près jamais relever qu’un cinéma irrigué tout à la fois de sèves aussi dissemblables que peuvent l’être celles de Lynch, Winding Refn, Malick, Cianfrance ou Gaspar Noé, ne peut pas ne pas être une proposition artistique nouvelle dont il y ait à parler en propre. Dans l’accueil tout tiède qu’a reçu Lost River, tout s’est passé au contraire comme s’il avait fallu, parce que Gosling est Gosling et qu’il représente ce qu’il représente, que le crédit de sa créativité lui soit retiré au bénéfice de ses inspirateurs dont il ne serait en somme que le pasticheur ; rien n’est plus éloigné de la réalité de ce film, qui, s’il n’est pas encore mûri sous ses propres procédés, l’est déjà par ses propres obsessions et sa propre imagerie. Je n’ai même pas envie de dire que c’est éblouissant « pour un premier film » ; c’est éblouissant, tout court.


S’il fallait pinailler l’on pourrait toujours trouver à redire, sur le sens du montage notamment – Gosling est clairement préoccupé par ses lumières et la composition de ses cadres ; il veut que chaque plan soit remarquablement beau en soi, mais il manque encore à l’évidence et à la fluidité de l’enchaînement, à la beauté des plans dans leur succession : Lost River reste trop exclusivement un "film à tableaux", qui n’a que peu le sens du mouvement. Par ailleurs l’utilisation de certains filtres et quelques légers effets de ralenti sans véritable utilité donnent à deux ou trois passages çà et là une touche trop sophistiquée ou trop clinquante, où l’on aurait préféré plus d’épure.


Pour le reste, c’est une authentique proposition de cinéma.
J’y ai senti des émotions profondes de sens, et des angoisses d’enfance : ces personnages tentant de retrouver dans le petit espace consacré de leur amour un univers bienveillant et plus sûr, qui paraît à tout instant devoir se fracasser sous la mâchoire d’un monde extérieur empli de vacarme et de peur (Bully et sa paire de ciseaux), de chantage, de volupté mêlée d’obscénité et de cruauté (le club d’amateurs d’horreurs du banquier) – la frontière protégeant de la violence étant toujours illustrée dans sa terrible et dérisoire fragilité : l’entrée d’une maison laissée sans verrou, le bois vermoulu de murs cédant sous un bulldozer, le pauvre plastique d’une coque séparant seul d’un homme aux pulsions malades, la porte d’un taxi plein de réconfort ouvrant directement sur la porte de l’enfer, etc. J’y ai trouvé aussi toute cette série d’images saisissantes que j'évoquais plus haut : ces rues désertées aux maisons décrépies, où les gens sont des fantômes qui errent et où la nature reprenant ses droits réensauvage tout ; la ville immergée ; les objets en feu ; le caïd monté sur sa voiture comme un seigneur sur son trône ; la grand-mère muette pétrifiée au milieu de ses souvenirs dans sa robe de deuil depuis on ne sait combien d’années ; l'entrée du club littéralement figurée en gueule de diable, etc.


Les quelques critiques qui reprochent la faiblesse du scénario ou du récit passent évidemment très à côté : un film de ce genre n’a absolument pas pour propos de raconter quelque chose mais de dérouler un univers et de donner à le contempler. Il aurait aussi bien pu ne pas y avoir de narration, ce n’aurait pas été un problème tant celle-ci est secondaire, pour ainsi dire subsidiaire, seulement prétexte à entrecroiser des personnages qui eux-mêmes apparaissent moins comme des individualités que comme des figures, des archétypes, quasiment des idées.


Quelque chose d’autre, aussi : Gosling sait filmer les visages, vraiment.
Cela mérite d’être signalé, car grâce à cela il épaissit remarquablement la présence de ses personnages à l’écran ; il parvient à capturer dans la beauté et l’étrangeté de ses comédiens quelque chose d’assez ineffable.


Le film donc est avant tout profondément personnel. Et comme je le disais, irréductible aux influences qui le travaillent. Mais s’il fallait désigner le film récent auquel il ressemble le plus pour donner une idée à qui lirait ceci de la veine dans laquelle placer ses attentes, je penserais en premier sans doute à Only God Forgives – en plus naïf, en plus tendre… et en moins magistral, tout de même. Gosling n’est pas encore Winding Refn. Mais qu’importe, il n’a pas à rougir : son film est magnifique.

trineor
8
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le 12 avr. 2015

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trineor

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