China. Fin d'après-midi, je retrouve mon Lyonnais à la terrasse d'un bar tout près de l'hôtel. Cadre pour une multinationale, un fond frustré de mégalomanie qui s'ignore, on avait beaucoup de points en commun, lui et moi, aujourd'hui je me rend compte. Moi, j'étais juste beaucoup plus mal à l'aise que lui, avec nos origines qui ont tendance à faire autorité. Un type de Pacy-sur-Eure m'a dit pourtant avant que je parte, au sujet de Batam : " l'idéal c'est de se trouver une copine, et d'aprendre l'indonésien sur l'oreiller", un peu comme on m'aurait conseillé un logiciel. C'était l'informaticien du pôle industriel. Et d'ajouter : "c'est une langue simple, en un mois tu seras pratiquement bilingue." Cette remarque a suffit pour que je parte pas fier du tout, déjà un peu sale, et dans une sorte d'amalgame prudent j'étendis sans y penser ma frébrilité à la Chine.
Mon Lyonnais me parle de sa femme encore qui va bientôt nous rejoindre. Je peux pas m'enlever de la tête l'idée glaçante, et un peu vertigineuse, qu'il peut pas savoir si c'est de l'amour. 
_Il faut que tu laisses venir, me dit-il. 
_Je veux juste pas m'encombrer de ce genre de questions, c'est trop compliqué... et puis je repars dans trois jours. Direction Batam.
J'imite le vol d'un avion avec la main.
_Pourquoi ce serait compliqué ? À vrai dire, je trouve même que c'est plus simple.
_Bien sûr, lui dis-je, ça semble même beaucoup trop simple. Tout le monde me donne du Mr Jérémy, à l'hotel... et ils ont toujours l'air trop content de me voir. C'est pas normal.
_Pauvre de toi...
_Je dois pas être habitué au luxe, lui repondis-je, avec mon sens de la repartie.
Hier soir, une jolie serveuse Suisse, qui faisait pile ma taille, est revenue me parler pendant que j'attendais ma salade de crevettes. On a discuté une bonne demi-heure. Elle, beaucoup trop belle. Moi, beaucoup trop en costume de jeune cadre dynamique... La femme du Lyonnais m'interromps :
_Tu t'es pas dit qu'elle était juste contente de rencontrer un francophone.
_Je sais pas, lui dis-je. Je suspecte même les crevettes d'avoir pris leur temps.
_Il faudra te faire à l'idée, Mr Jerémy, qu'il y a pas beaucoup de jeune gars comme toi dans le coin.
_Comme moi ?
_Ving-cinq ans, le visage marrant, qu'à clairement pas l'air de prendre tout ça au sérieux. Je pense qu'elle était très contente de te parler...
_Je vois pas ce que tu veux dire. Je prends tout ça très au sérieux. Au contraire...
Sa femme nous avait donc rejoint : l'air tout à fait normale, et par normale j'entends qu'elle retenait pas ses phrases, et même qu'elle me rentrait dedans. Du coup je me suis pas retenu non plus, et S. est devenu une ville comme les autres, c'est-à-dire un lieu où on trouve toujours de quoi se mettre la race. À la fermeture du bar on a deniché la supérette, sous mes insistances, pour y acheter encore quelques bières. Et sur le comptoir de la boutique, devinez quoi. Oui. Un oiseau dans une cage.


Il est 2h du matin, et je commande de quoi manger en chambre. Il y a dans la douche un petit banc en marbre gris-noir et l'eau chaude à volonté. Je m'y étale à poil comme un dieu grec.
À la télé, Lost in Translation. C'est deux Américains qui se rencontrent au Japon, l'histoire d'un amour impossible, parce qu'il est plus vieux qu'elle, elle est mariée et lui aussi, et qu'ils sont perdus dans tous ces complexes d'hôtel, je regarde la version chinoise pour augmenter la difficulté. Lost in translation : littéralement, ce qui se perd dans la traduction. Encore plus littéralement,  perdu sur une ligne droite. L'eau chaude me tombe sur le crâne et me remplit de fourmis, c'est la pensée qui frémit d'être contenue en huis-clos... Alterner virages sur virages, ça donne l'impression de tourner en rond... Alors que sur une ligne droite... On sait où elle va mais... aucun moyen de se repérer, pas de virages à mémoriser... Être perdu sur une ligne droite... Les lignes de Bill et Scarlett se croisent plusieurs fois, ce qui est mathématiquement impossible. Va comprendre... 
Croiser la ligne de la Suisse... Elle lui pose sa tête sur son épaule à lui, sa perruque rose, et ses 20 ans de plus, tous les deux amoureux mais peuvent pas faire grand-chose. Se tenir immobile et côte-a-côte pendant des heures. Le monde les a séparé d'abord pour les réunir enfin, dans l'excitation de l'impossible qui montre soudain ses failles... Je pense à une main tendue en dehors du décor. Branlette intello... On frappe. La livraison des bolognaises.
_Let it in front of the door please !
Le plateau fait un bruit de vaisselle quand on le pose, j'en ai l'eau à la bouche, et le ventre creux, à l'idée des spaghettis entre la cloche et le paillasson, au point de précipiter un peu mon affaire. D'imaginer qu'il lui passe les doigts derrière la perruque au-dessus de l'oreille, et qu'ils font ça en plein milieu du film. Pschitt. Petit coup de gel douche et à table.

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le 15 juin 2020

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Vernon79

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