La restitution de la version originale de "Ludwig" ou le crépuscule des dieux de Luchino Visconti, film testament tourné trois ans avant sa mort, est une initiative heureuse. A l'époque, le cinéaste travaillait à une adaptation de "A la recherche du temps perdu" de Marcel Proust et, dans l'attente du financement qui finalement ne se concrétisera jamais, avait décidé de tourner "Ludwig". Mais ce nouveau projet rencontrera à son tour des difficultés économiques et nécessitera une coproduction entre l'Italie, la France et l'Allemagne. Le tournage aura lieu du 31 janvier au 15 juin 1972 avec le soutien de la famille Wittelsbach et des autorités bavaroises, l'une prêtant de nombreux souvenirs familiaux, l'autre accordant l'autorisation de tourner en décor naturel. A l'époque, une biographie sur un roi protecteur des arts, rêveur et hostile à la guerre, semblait un excellent moyen de contribuer à l'effacement des mauvais souvenirs nazis.

Au moment du tournage, Visconti, âgé de 64 ans, est victime d'une attaque. Malgré tout, à force de volonté, il terminera le montage d'une oeuvre qui dure plus de 4 heures. Bien entendu, les producteurs refuseront de distribuer un film aussi long. Visconti propose alors de le diviser en deux époques de deux heures chacune, mais le film finit par sortir en une version tronquée en 1973. En Allemagne, la version sera réduite à deux heures dix et on coupe volontairement toutes les scènes qui font allusion à l'homosexualité du souverain, tandis qu'en Grande-Bretagne et en France, c'est une version de deux heures qui est diffusée. L'accueil de la critique sera excellent et Claude Mauriac n'hésitera pas à parler du génie de Visconti et Jean-Louis Tallenay, apprenant les problèmes de santé du cinéaste, écrira : " Le crépuscule des dieux ressemble à un testament tragique d'un auteur hanté par la mort qui dénonce toutes les raisons de vivre, tout amour, toute foi en l'avenir et même ce dernier refuge : l'art, la musique, le théâtre auxquels il a voué sa vie, tous parlent de tragédie."

Visconti disparaît trois ans plus tard sans avoir revu Ludwig et sans avoir pu y retoucher. Le film est vendu aux enchères par les producteurs en faillite et est adjugé pour 68 millions de lires à des proches du cinéaste qui se cotisent, avec le soutien de la RAI, afin de récupérer l'intégralité des bobines. C'est grâce à eux que nous pouvons le revoir dans sa version originale et non amputée d'une part de ses scènes ; oeuvre d'une beauté stupéfiante et riche d'une dramaturgie magistralement interprétée par Helmut Berger, saisissant dans le rôle de Louis II de Bavière, et par une Romy Schneider absolument impériale.

Ce long métrage immergé dans des paysages et des décors d'une splendeur incroyable est parcouru par les musiques de Schubert et Wagner comme une symphonie tragique et puissante, où l'on voit un roi changer sa vie en légende et poser à la face d'un monde, entré en agonie ( ce sera celle de 1914 ), l'énigme d'une mort annoncée et sublimée.

Pas un seul plan qui ne soit un tableau, pas une seule image qui n'exerce sur nous son irrésistible séduction. Fascination aussi d'un personnage que la réalité des choses ne peut combler et qui s'évade du quotidien dans un songe exaltant et désespéré et s'invente un univers où les arts sont présents, principalement l'architecture, la poésie et la musique. Et quelle poésie, quelle musique ? Celle de Wagner bien sûr, le maître incontesté qui offre au roi un autre royaume, celui des sons. A eux deux, ils vont transformer la Bavière en un pays qui, aujourd'hui encore, fascine les touristes, lieu mythique et quasi imaginaire où l'on se rend pour retrouver tout ensemble le magicien de Bayreuth et les châteaux hantés par le roi fou. Mais fou, l'était-il ce prince qui aspirait à régénérer la culture allemande et rêvait d'un monde idéal et pacifié, gouverné par les arts ? Ce rêve ne pouvant se réaliser, Louis II assiste impuissant à l'éloignement de ses proches et de sa cousine bien aimée Elisabeth qu'agace l'influence de plus en plus grande que le musicien exerce sur lui, et se réfugie chaque jour davantage dans la solitude et bientôt la démence, devenant un étranger pour lui-même et les autres. Itinéraire déchirant d'un être hyper sensible et vulnérable qui cherche son épanouissement dans l'inaccessible et se refuse à obéir aux impératifs de sa fonction.

Helmut Berger campe ce héros avec une force impressionnante. Il est Louis II tout autant dans sa démesure que dans ses faiblesses, dans sa folie que dans sa clairvoyance, lorsqu'il envisage un monde meilleur qui saurait placer la beauté au-dessus des rivalités de cour et des soucis mercantiles. Il nous apparaît tour à tour insupportable et bouleversant, hautain et timoré, indifférent et passionné, et imprègne la pellicule de sa présence obsédante, de même qu'il nous hante de sa complexité grandiose, de ses regards, de ses attitudes, tandis que Romy Schneider traverse le film, inaccessible et déjà happée par son implacable destin.
abarguillet
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le 8 janv. 2014

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