Dans la droite ligne de son dernier film Climax, Gaspar Noé organise Lux Aeterna à partir d’une même construction narrative. A savoir que le fil conducteur démarre par le travail créatif pris dans un huit clos que le film va au fur et à mesure enregistrer la destruction. Cette trame matérialise l’évocation des deux pôles qui sont la vie et la mort, que Noé renforce par la constitution de plusieurs dualités. Dès l’ouverture, le cinéaste met en exergue la séparation de deux concepts ou figures. Son ambition débute par l’extrait du film La sorcellerie à travers les âges, mettant en scène la mort d’une prétendue sorcière, suivie d’une citation sur l’épilepsie par Fiodor Dostoïevski.


Ces deux champs artistiques sont marqués par leurs différences : l’image et le texte, la violence et la douceur, la femme et l’homme. Cette séquence présente dès lors, le principal nœud narratif du moyen métrage : la lutte des sexes. Elle est amorcée par la scène qui suit entre les deux protagonistes. Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg jouent leur propre rôle et sont présentées par le procédé du split-screen, une division de l’écran. Ce trucage visible et assumé impose une séparation de l’image, une scission visuelle entre les personnages que Noé réussit à surpasser par les dialogues entre les deux actrices. Ces dernières discutent en effet de leurs différentes expériences de tournage, principalement liées à une mauvaise organisation ou aux attitudes sexistes des réalisateurs avec lesquels elles ont collaborés.


Cette complémentarité est paradoxalement rendu possible par cet effet de mise en scène. Ce dernier tente ici de créer le lien entre deux pôles (la réalisatrice et son actrice). Cette entente cordiale manifeste déjà l’autre principale problématique du film, celle de l’expérience d’un tournage. Celle-ci se confond avec la dualité homme et femme, puisque le film met en perspective la domination des hommes dans l’industrie du cinéma. Gaspar Noé le met en application par l’apparition de ces derniers, dans les différents espaces régis par des femmes. Ils s’investissent dans le cadre comme des monstres, dans l’objectif de le posséder.


Cette problématique est soulignée davantage par les qualités de filmeur du cinéaste, plutôt que par une force d’écriture. Cette réputation des scénarios en trois-quatre pages des films de Noé est bien connue et est encore ici le cas, puisque la majorité des dialogues sont improvisés. Le réalisateur et Benoît Debie, le chef opérateur, nouent dans ce climat anxiogène, une mise en scène magnifiée par des cadrages précis, mais également une maîtrise de la lumière. Régulièrement, deux couleurs sont utilisées sur chaque partie de l’image (le vert pour l’un des personnages et le rouge pour l’autre), ce qui renforce ainsi l’importance de la mise en scène, dans le cadre des nombreuses distinctions exposées plus tôt. Le cinéaste prolonge également son travail sur le plan séquence. Il privilégie cette figure de style car elle est sans nul doute le meilleur moyen de représenter l’excès d’humanité des personnages. La monstration du corps en action aide à saisir toute l’agitation et le souci de l’imposer dans le cadre.


La rivalité entre les hommes et les femmes se concrétise de cette façon, dans une séquence décrivant les rouages de cette opposition. Béatrice Dalle se fait suivre par un caméraman, dont la mission est de filmer une faute qui la contraindra à être virée. Tout comme le chef opérateur, ce caméraman contrôle l’image. Filmées en split-screen, deux caméras suivent ces figures en établissant une discordance de mouvement. Alors que Béatrice est de dos et marche rapidement vers l’arrière-plan, le caméraman avance, à l’inverse, au premier-plan lentement et surcharge le cadre par sa prise en main de la caméra. L’appareil bouffe cet espace confiné et semble être représenté comme un monstre. La caméra personnifiée comme une arme et profondément signifiée par le rôle du chef opérateur, principal antagoniste du film.


En revanche, deux niveaux séparent ces personnages masculins, puisque le caméraman cherche à se saisir d’un instant de folie de Béatrice Dalle, alors que le chef opérateur est en quête d’un instant de grâce. En effet, la séquence finale met en scène celui-ci bien décidé de continuer à enregistrer, malgré un accident de tournage : Charlotte Gainsbourg et deux autres actrices sont installées dans un décor de bûcher, quand alors vient successivement un imprévu visuel et sonore. Cette mésaventure provoque une variation comparable au flicker. Cet outil a pour fonction de varier rapidement les images et les lumières. Inspiré des travaux d’expérimentateurs comme Tony Conrad et Paul Sharitz, Gaspar Noé en fait un usage singulier, dans la mesure où il fait la démonstration de son ambition de départ. L’emploi de cette technique, au-delà de son irritation visuel, peut être un moyen comme le split screen de séparer les images entre elles et de les lier. L’idée fondamentale à retenir est cet espace manquant, ce collage impossible entre deux « visuels », ce vide imposé entre elles. Cette séquence, la meilleure du film, nous attire dans une anarchie des formes où le mystère s’impose définitivement.


Dans le cadre d’une collaboration avec la marque Yves Saint Laurent, Gaspar Noé continue à mettre en application une efficacité corrodée dans Climax, sa meilleure œuvre à ce jour. Cette association, malgré ses imperfections, réussit à nous séduire et par moment nous procurer la sensation d’une véritable expérience de cinéma. La vie-la mort, L’amour-la haine, ces concepts caricaturaux manifestent l’ambition du cinéaste de montrer la vie dans sa définition la plus universelle. Cette fragmentation n’est finalement pas seulement constitutive d’un cadre moral, mais un dessin plus global de l’humanité. Cet aspect primitif de l’utilisation de ces concepts porte une certaine cohérence, quand on le lie avec sa mise en scène dont l’objectif est de provoquer une émotion, allant de la tristesse, de la haine, de la joie, jusqu’au désir ou au dégoût. Gaspar Noé respire cinéma, voit cinéma et fait cinéma, tout ça avec une modestie et la volonté de laisser une trace au monde…

SBelghache
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le 16 nov. 2020

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Salim B

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