"Le bonheur n’est pas gai", concluait le commentateur du Plaisir. Cette phrase pourrait servir d’exorde à Madame de…, superbe portrait d’une femme coquette réapprenant à faire battre son cœur pour un amour qui se révélera impossible. Louise rejoint ainsi les grandes héroïnes de Mizoguchi par le don absolu de sa personne et sa capacité exemplaire à aimer. Elle est au centre d’un remue-ménage mondain qui culmine et se dénoue selon les règles de la plus pure tragédie — ascendant Racine. L’impulsion romantique y atteint un point de stridence inédit chez le réalisateur de Lettre d’une Inconnue. La fluidité s’accorde au dépouillement, la gravité s’associe à la légèreté en un alliage quasi mozartien, d’autant plus émouvant que le pittoresque s’ingénie à en masquer le pathétique, sans toujours y parvenir. Et la "patte Ophüls" concentre tous ses éléments spécifiques avec une cohérence et une homogénéité sans défaut : la sophistication des mouvements d’appareil, la somptuosité du décor, le raffinement de l’esthétique, la mobilité constante de la caméra qui se joue d’obstacles visuels trouvent ici leur déploiement extrême. Jamais sans doute les caractéristiques les plus virtuoses et reconnaissables de ce style (longs travellings sinueux, plans-séquence acrobatiques, descentes et montées d’escaliers, omniprésence de portes, de bibelots et de miroirs) n’ont fait autant corps au propos même du film. Le trait de liaison le plus sûr est le rythme. À aucun moment l’attention ne faiblit, l’œil n’est nullement contrarié, la mélodie ne se perd pas un seul instant et participe, comme les nombreux fondus-enchaînés, à l’impression d’une courbe continue, d’un dessin fait sans que l’artiste lève ne jamais la plume. Les données initiales, qui auraient pu faire pencher vers le vaudeville, basculent dans un climat de haute tension dramatique. Mais le cinéaste ne force pas la note et maintient la même impression de grâce et d’élégance. Il avait certes de nombreux atouts en main. D’abord un roman de Louise de Vilmorin suffisamment mince pour que puissent être réutilisés comme un "retour aux sources" ses emprunts à Flaubert, à Maupassant ou à La Princesse de Clèves. Ensuite un dialogue de Marcel Achard, boulevardier du genre brillant, assez au courant de la chose cinématographique pour placer les meilleures répliques dans les meilleures bouches, en l’occurrence pour faire parler à chacune des vedettes du trio son langage. Enfin ce trio lui-même, emmené par une Danielle Darrieux royale, toute de féminité et d’ardeur contenue, et dont le rôle cousu main a marqué d’une pierre blanche l’ensemble d’une carrière incroyablement durable et prestigieuse.


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Ophüls délivre d’entrée toutes les clés de son intrigue par le carton explicatif cité au générique. Une habitude ancienne, généralement résolue par la présence d’un récitant : que ce soit Anton Walbrook (La Ronde), Jean Servais (Le Plaisir) ou Peter Ustinov (Lola Montès), le présentateur bonimenteur annonce et paraphrase volontiers l’argument. Cette façon de ramener la fiction à son anecdote (une banale histoire de bijoux passant de mains en mains) marque la véritable motivation de l’auteur : observer, à partir d’un personnage a priori inconsistant, l’itinéraire d’une femme arrachée à son univers par les tourments de l’amour. Il y a dans Madame de… essentiellement deux "sphères" qui s’opposent, deux catégories d’êtres, deux états d’esprit, deux positions contradictoires : d’un côté le général-comte André et sa classe sociale, le milieu auquel il appartient, superficiel mais commerçant, et de l’autre Louise et le baron Donati, leur liaison naissante, leur attirance "illégale". Fixité des principes et stabilité d’un microcosme figé contre idylle en devenir et frisson passionné des affections. Or la mise en scène se révèle incapable de figurer l’un et l’autre de ces antagonismes sans faillir un instant à son harmonie. Tout est étincelant, souple, vif, aérien, traité sur le même ton, et pourtant la société dessine une trajectoire opposée à celle qui emporte les amants. Les bals, les loges de théâtre, les cavalcades, les uniformes, l’ambassadeur en marge de ses fonctions, les équipages, les duels sans danger, le champagne, les valets, la musique, les femmes qui bavardent et flirtent, les hommes qui se rendent au club, vont à la chasse et jouent au billard forment autant d’éléments constitutifs d’un monde définitivement statique. Les soirées ne sont pas folles, délirantes, fiévreuses comme les exubérances d’un malade, ses valses n’ont rien de danses sur un volcan. Pas de petits matins felliniens, pas de réveils sordides. Parce que les nuits font partie de la règle du jeu, parce qu’elles entrent dans le système, n’en sont pas l’évasion ou l’oubli dont il faut revenir, elles ne provoquent jamais ce décalage qui fait se retrouver devant l’orchestre au grand complet, dans une salle immense au buffet regorgeant et aux lustres éclatants, seul avec Norma Desmond.


Si le film brille d’une ironie diamantine et admet la critique d’une Belle Époque oisive, une sorte de fatalité abstraite préside à la destinée de chacun des membres du trio. Le général obéit à sa fonction et à l’honneur tel qu’on le qualifie de cornélien dans les villes de garnison. Également prisonnier de sa figure de singulier aventurier de la diplomatie (il feint d’égarer son passeport), Donati ne saurait sembler que "sceptique", sinon blasé, alors qu’en fait il s’éprend du premier coup d’œil. Quant à Louise, négligée par son mari et installée dans une dévotion toute personnelle à une "sainte" qui est bien entendu son double, elle souffre sans le savoir de ses afféteries et de la séduisante facticité de sa condition. Les motifs pour lesquels elle a besoin d’argent ne sont pas signalés (une jolie femme est, selon les convenances, dépensière), mais le premier d’entre eux est indiqué en cours d’action. Elle est née pauvre dans une famille pauvre, et André l’a récupérée (et titrée). En vendant un objet auquel elle tient, elle détruit la symétrie relationnelle "bénie par l’église" qui, non sans humour, s’insinuait dès l’ouverture. Dans ce très long et très beau plan mobile sur ses mains fouillant parmi ses joyaux, le missel de la mère tombe du rayon d’une armoire. C’est qu’il y a en effet, chez Ophüls, un double jeu permanent entre le fond du décor aux qualités descriptives ou dramatiques et les avant-scènes endossant un rôle dynamique (Lola Montès représentera de ce point de vue une apothéose). S’interposant entre la caméra et l’acteur, ces éléments (piliers pleins ou croisées semi-transparentes) accentuent le rendu des travellings latéraux et permettent à l’occasion de cacher les personnages ou de brouiller une partie du dialogue. Seul maître à bord, le cinéaste opère une exhibition fastueuse de ses ressources et recourt à tous les modes d’enchaînement (faute de réaliser le film en une prise unique) pour mettre en valeur, comme par une sertissure, la série des lieux et des plans. Dans une œuvre que définit avant tout le mouvement, chaque déambulation effrénée exprime une course vers l’abîme et traduit le caractère alternatif des existences soumises aux élans intimes, la vanité d’une ronde dont les protagonistes se grisent d’illusions.


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À un moment, cet agencement qui ne laisse aucun répit au spectateur attentif transcende sa propre réussite, en une sorte de luxe suprême : lors du fameux plan-séquence des bals enchaînés, dont le tour de force technique rend sensible sa raison d’être elle-même. Louise et Donati se laissent alors gagner par une impatience dont la mise en scène égalise l’enchevêtrement avec des situations concrètes, de manière à transmettre le plaisir douloureux de cette fièvre, de ce bouillonnement, de ce qu’elle entraîne d’indifférence à son cadre sans pour autant l’abolir. La scène repose sur la contradiction entre le texte, qui souligne l’inéluctable progression temporelle ("Comment vivre une semaine… deux jours… vingt-quatre heures…"), et l’égalisation sans ruptures réalisée par les orchestres, les salons successifs et toutes les possibilités de raccord optique, comme jetées sur la table par un joueur grand seigneur, de recadrages sur la profondeur en fondus discrets, jusqu’à la coiffe de harpe qui permet de passer au noir et de conclure. Seuls les amants "hors-jeu", "hors-la-loi", parcourent leur chemin dans un monde aux murs interchangeables, aux personnages équivalents, sans dissemblances et sans écarts. Les brocarts qui les entourent ne sont que la manifestation de normes et d’un protocole dont ils se sentent miraculeusement exclus. Dans la grande salle soudain vide et débarrassée du bruit, des tourbillons, des gênes humaines et matérielles, la caméra suit d’abord un musicien qui plie son instrument, s’habille et demande du feu pour sa cigarette avant de s’en aller. Puis c’est à l’homme qui lui en a fourni, le moucheur de chandelles, qu’elle attache ses pas, d’une pièce à l’autre, d’un candélabre au suivant. Le passage de relais se poursuit jusqu’à découvrir le couple, isolé sur la piste de danse, valsant pour la dernière fois avant le retour du général. Séquence primordiale, étourdissante, où sont montrées explicitement la fin d’une liberté conjointement partagée, l’évolution de la fête débridée vers le pas de deux crépusculaire, celle d’un jeu badin vers des sentiments plus silencieux et plus affligés.


Tout le reste de cette œuvre très finement ciselée, presque sans scories satiriques (les soldats, l’amiral), reconduit au talent d’Ophüls, que la critique des sources place quelque part entre Schnitzler (l’obsession viennoise de la syphilis étant le vrai prétexte de La Ronde) et Pabst (comme Loulou, Madame de s’évanouit "à volonté", bien que son hystérie reste de bon goût et qu’elle n’ait rien d’une femme fatale). Mais plutôt qu’à ces considérations assez scolaires, mieux vaut s’abandonner à l’enchantement d’audacieuses transitions, telle cette lettre déchirée qui s’envole et se confond avec un champ de neige, parmi les sapins, tandis qu’une voix off pérore "En ce début d’année…" La construction générale du long-métrage se fonde sur un réseau de correspondances, chaque reprise d’un thème ou d’une occurrence éclairant rétrospectivement la précédente. Ainsi des trois plans de l’église : le première visite de Louise au début, venant prier la vierge avant de vendre ses boucles d’oreilles, la seconde précédant le duel pour la supplier d’épargner son amant, enfin l’image conclusive sur le monument vide après sa mort. Proche du terme de sa carrière, Ophüls achève ici sa peinture d’une société déliquescente par l’itinéraire d’un être qui en éprouve, trop tard, la vacuité et l’ennui : "La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue", constate amèrement Madame de. Il n’existe guère de grands films qui soient aussi le récit de parcours spirituels. Si, du livre à l’écran, les personnages de Vilmorin substituent au respect des convenances, que leurs gestes continuent d’assumer, l’exigence de passions auxquelles tout est sacrifié, c’est pour permettre à l’héroïne cette démarche craintive mais assurée qui la conduit de la frivolité des jeunes épouses à la lucidité des agonisantes. Sorte de pressentiment auquel son trépas apporte une vérification en même temps qu’un démenti, par un suprême artefact de mise en scène. Les bijoux, qui généraient la pulsation de la vie, finissent exposés dans une vitrine, irrémédiablement inertes. Il ne faut pas moins qu’un pareil "don gratuit" pour sortir du dédale d’arabesques grisantes, de feux (des gemmes et des amours) reflétés dans le sfumato des glaces, de courses éperdues coupées dans la brusque révélation d’un visage. Autant de volutes dont les arêtes percent par accident en surprenants éclairs, enroulées autour de ce qui, pudiquement, se développe comme une subtile, délicate et vibrante danse de trois cœurs.


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le 15 déc. 2023

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