Avec Park-Chan-Wook, il faut toujours s’attendre à un programme cinématographique démesuré, à la fois sur le plan visuel et narratif. Mais en ce qui concerne « Mademoiselle », les festivités s’annonçaient orgiaques : à savoir l’érosion du mode de vie japonais traditionnel par l’érotisme, à « la manière de Sade », comme les précieux écrits que conserve le maître de maison dans sa bibliothèque. Une mise en rapport avec le dernier film d’Hou-Hsiao-Hsien « The Assassin » aux postulats similaires (description de convenances culturelles claustrophobiques, figures féminines fortes, triangles amoureux ambigus) révèle deux démarches diamétralement opposées : tandis que l’un fluidifie constamment son rythme et explicite mécaniquement sa narration, l’autre épaissit sa mise en scène par de longs plans fixes et ne progresse que par non-dit et retenue. Les deux métrages partagent pourtant le même horizon, celui de revenir à la source même du plaisir esthétique : l’un par la contemplation, l’autre par la jouissance, au sens littéral comme formel.


Les obsessions passionnelles pour ne pas dire libidineuses des personnages ne sont en effet que le reflet des obsessions du cinéaste : briser les façades narratives pour mieux jouir d’une immédiateté rythmique. Cela se traduit autant par la virtuosité des mouvements de caméra que par un montage tranché ne suspendant le temps que pour y dévisager toute la préciosité du désir, à l’image de ce gros plan regard caméra où la servante au comble de l’admiration s’attarde sur l’origine du monde, la langue apprêtée. Cette libération des sens constamment renouvelée se révèle d’ailleurs exclusivement féminine : comme si, pour contrebalancer avec le constant jeu de dupes et de convoitise d’héritage, le réalisateur s’efforçait de castrer la moindre phallocratie (notamment dans une scène d’empoisonnement jubilatoire) pour une pureté immaculée du plaisir. La domination se détache donc ici de toute ambiguïté, s’opposant au regard de Paul Verhoeven : d’elle ne peut naître aucune jouissance qui ne soit pas illusoire.


S’il déploie une ambitieuse machine à plaisir cathartique, Park-Chan-Wook n’en joue pas moins avec la frustration du spectateur : en défragmentant la narration en trois arcs à la manière d’un Tarantino avec « Pulp Fiction », « Jackie Brown » ou « Les Huit Salopards », il sème des indices et des retournements qui ne seront résolus que le plus tard possible dans l’intrigue, ménageant le suspens. D’autre part, il élude dans un premier temps les plus intenses moments d’intimité des personnages pour mieux les découvrir plus tard, dans une logique de progression orgasmique, au risque de parfois trop en montrer, par pure complaisance. Si la représentation du désir est ainsi astucieusement mise en abyme, elle succombe à une artificialité didactique quelque peu factice : le détour par l’asile psychiatrique aurait par exemple très bien pu être évité par les personnages.


Il n’en reste pas moins que le cinéaste coréen parachève sa vision de l’amour, qui persiste au milieu des trahisons, des calculs et de la perversion : face à la vénération vaine du plaisir virtuel, au désir de possession malsain, Park-Chan-Wook fait l’éloge de l’apparition affective, au mouvement de sincérité qui, s’il n’est pas stoppé net par l’incompréhension et le nœud coulant, amène au plus beau des plaisirs, celui de s’abandonner à l’autre dans une confiance mutuelle irréductible. Il n’y a finalement pas de triangle amoureux qui tienne, de désir mimétique consistant, seul compte le dévouement à l’autre.

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le 24 nov. 2016

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Marius Jouanny

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