À la fois surprenant en bien, et décevant (euh, en mal) : un monde.


Posons les choses : l’auteur de ces lignes n’est PAS un amateur du cinéma d’Emmanuel Mouret, pour s'exprimer en euphémismes. Les deux seuls films de l’acteur-scénariste-réalisateur qu’il a vu, Laissons Lucie faire ! et Un baiser s’il vous plait (deux titres témoignant d’une agressive virilité, soit dit en passant), lui avaient suffi à se faire une idée du cinéma du gars Mouret : du Woody Allen de sous-préfecture bricolé par bobo de compétition dont nul charisme ne venait rattraper le physique insignifiant. Mais alors pourquoi s’intéresser à ce Mademoiselle de Joncquières ? Quatre choses : a) la possibilité d’une décente reconstitution du somptueux XVIIIème siècle, auquel votre serviteur est attaché, b) le vague air de Liaisons Dangereuses, c) l’absence de Mouret à l’écran, et d) la présence d’Alice Isaaz (La Crème de la crème, Un Moment d'égarement) au même écran. Et l’idée n’était, au final, pas si mauvaise.


Sage... trop sage ?


Pas si mauvaise, mais limitée. On ne pouvait en attendre des miracles : quoiqu’un peu plus intéressant, sur le plan cinématographique, que les deux précédents films susmentionnés, ce Mouret reste un film à l’image de son réalisateur : sage, tant dans la forme que dans le fond. Mademoiselle de Joncquières nous vend un aristocrate libertin (le marquis des Arcis), la vengeance d’une femme blessée (Madame de la Pommeraye), et un objet de désir aussi lumineux que potentiellement fatal (Mademoiselle de Joncquières) ; ayant en tête le roman épistolaire de Laclos, on s’imagine alors un spectacle enfiévré, manipulateur, décadent, avec Baer en Valmont débonnaire, Cécile de France en Merteuil, et surtout Alice Isaaz en Cécile de Volanges (aussi risquées que parussent ces associations…) ; et au final, on n'a... pas ça. Ce qui est un problème, du moins de prime abord. La fièvre du désir est aux abonnés absents, tout comme la nudité (on est loin du Valmont de Miloš Forman), et la caméra de Mouret, dont la mise en scène est très académique, se tient toujours à bonne distance des corps comme de l’action, se faisant presque oublier dans des plans-séquence trop discrets, comme si l’on était au théâtre ; voilà qui gêne un peu, pour un film traitant entre autres du libertinage (fut-ce pour le critiquer) mais aussi de la passion amoureuse. Pire : le vague sous-texte féministe, complètement anachronique et d’un grand manque de subtilité (il suffit de voir Mouret parler du prétendu talent de Diderot à écrire « des portraits de femmes dont l’intelligence surpasse celle des hommes »… mais oui, Manu, on a compris, #metoo), aurait fait basculer le film dans la bigoterie moralisatrice s'il avait été plus développé. Ainsi, NON, amateur de feu-la rubrique Petit Cochon de Première (les trentenaires comprendront), ce n’est pas non plus dans ce film que tu découvriras les arguments naturels de la canonissime Alice Isaaz, que Mouret a au moins le mérite de présenter explicitement comme une pure vision (un « visage de Raphaël », si notre mémoire est exacte ?)…


Cette frilosité se retrouve un peu dans la reconstitution de l'époque : ni Mouret, ni son chef décorateur, ni son chef op ne donnent à leur film une identité plastique forte, les intérieurs assurant le minimum syndical du style XVIIIème, l’éclairage ne les mettant pas plus que cela en valeur. Mouret, clairement pas un formaliste, semble décidément les traiter comme des décors de théâtre. La fine équipe s’en sort bien davantage dans les extérieurs, livrant de beaux plans larges, fort bien composés, de nos protagonistes roucoulant dans des allées boisées ou pleurant à l’ombre des peupliers sur l’épaule d’une confidente. Et puis, rien de ce que l’on voit à l’écran n’agresse non plus le regard ; pour apprécier la balade, il suffit d’accepter le parti pris théâtral de Mouret, entièrement dédié à ses acteurs et ses fameux dialogues. Nous avons écrit plus haut que ces derniers, dans les deux autres films mentionnés du cinéaste, n’étaient pas du tout à la hauteur de leurs ambitions alleniennes. Autant dire que l’exercice était ici encore plus risqué, le gars étant parti de très peu (un récit conté par un aubergiste à l’intérieur du roman de Diderot Jacques le fataliste). Mais il ne s’en sort au final pas trop mal, pour un résultat inégal, certes, mais souvent d’une jolie énergie, rarement inélégant, et avec une quantité honorable de jolis mots (« j’aimais mon mari comme une femme se doit d’aimer son époux », « c'est que la sincérité est souvent malhabile », « j’entraîne ma patience à être à la mesure de mon impatience », « ce que nous appelons bonheur n’est qu’une bonne heure au milieu des autres heures », ou encore « ces âmes qui ne vivent que dans l’espoir de bien mourir », au sujet des gens pieux…), qui rattrapent les lignes moins inspirées (« nos sentiments sont aussi pleins de tendresse que de raison ! »).


Pas de liaisons dangereuses qui tiennent


À l’écran, ses précieux acteurs lui renvoient l’ascenseur, contre un peu toute attente : reconnaissez que Cécile de France et Édouard Baer ne sont pas les premiers acteurs qui viennent en tête pour jouer des aristocrates manipulateurs, la première n’étant pas l’actrice la plus sophistiquée de France (ses qualités se situent ailleurs), le second n’ayant pas grand-chose d’un Casanova. Pourtant, une fois passé un premier quart d’heure un poil laborieux où le duo évoque davantage deux élèves des cours de théâtre du lycée, il finit par faire sien le parler XVIIIème siècle. Et cela passe d’autant plus que l’intérêt de Mademoiselle de Joncquières ne se situe en fait pas tant dans le déploiement du cynisme et l’aiguisement des joutes que dans la psychologie surprenante des personnages.


Parce qu’il est bon de se rappeler, avant d’aller voir Mademoiselle de Joncquières, combien l’univers de Diderot est dénué de cynisme, et combien son assimilation à des Liaisons Dangereuses « bis » n'a rien d'évident. À raison. Le film de Mouret n'en a ni la cruauté, ni la facétie, ni le duo de flamboyants pervers (et donc leur petit jeu). Et c'est justement là, que le film devient une réussite, quand le malentendu se dissipe : alors qu’on attendait de lui un sous-Valmont, le marquis s’avère être bien moins un salaud qu'un grand romantique... simplement inconséquent (Valmont se rachète à la fin, on sait). On aurait aimé que Baer joue avec plus de violence l’obsession maladive de son personnage pour la fille de Joncquières (encore une fois, trop sage…), mais cela correspond plutôt bien au flegme placide de l’acteur. Même chose pour la Pommeraye : l'opposée du monstre de glace qu’est la Merteuil. Tous deux étant simplement pris au piège d'une mauvaise communication induite par les conventions de l'époque : la Pommeraye est persuadée que des Arcis n’est qu’un narcisse feignant d’ignorer la peine qu’il lui a causée, et des Arcis, naïf, la croit aussi insouciante que lui-même ; secouez bien, et attendez que le drame se produise à l’insu de ces deux idiots. Nul « que le meilleur gagne », donc. Une fois cela compris, le film de Mouret touche, comme touchent l’infinie peine de cœur d’une femme qui ignore comment l’exprimer, et le tourment d’un libertin aux prises (tardives) avec une émotion moins superficielle que d’accoutumée. Comme touche cette belle image des deux fauteuils au bord de l’étang.


C’est là une des réussites du film de Mouret : il n’a pas de méchant. La Pommeraye va certes trop loin, mais rien de tout cela ne serait arrivé si des Arcis n’avait pas joué avec son cœur ; des Arcis joue avec les cœurs et mérite pour cela une bonne leçon... mais il le faisait sans la malveillance que lui imagine la Pommeraye, et s'avère être un homme moins frivole qu'on le pensait. De fait, quand l’un sort gagnant de ce qu’il n’avait jamais considéré comme un affrontement (naïf qu’il était, vraiment !), et que l’autre se retrouve seule, victime d'elle-même, il se dégage du film une amertume que joue sans mal Cécile de France, bien plus à l'aise dans la tristesse sourde (même si la Pommeraye semble sauvée du désespoir par sa confidente, joliment jouée par Laure Calamy, et personnage ajouté par Mouret dans ce but, autre preuve que le cinéaste n’aime vraiment pas la méchanceté). C’est dans ces moments que la retenue de la mise en scène est justifiée : elle exprime le calme apparent de cette vie d’apparences. Et puis, ce n’est pas tant la fixité que l’on reproche aux plans de Mouret (parfaits quand ils captent l’isolement de la Pommeraye, de dos alors qu’elle lit la lettre d’amour du marquis à la gamine, ou en contre-jour à la fin…) que l’absence de gros plans !


Un choix narratif à la fois contestable et fort


Le scénario de Mouret n’en est pas pour autant sans reproche. Son deuxième acte est un peu faible, la faute à une machination qui traîne en longueur : l’idée du crescendo est bonne (la Pommeraye ignorant jusqu’où pousser sa vengeance, faute de se comprendre), mais l’exécution l’est moins, quoiqu’elle créé l’occasion de quelques scènes réjouissantes, comme celle du dîner de dupes, où Baer doit dénoncer le libertinage pour faire bonne figure auprès des (fausses) bigotes. Et surtout, le scénario expédie les deux éléments les plus passionnants de l'histoire : la révélation de Mademoiselle de Joncquières en jeune femme dotée d’un VRAI caractère et de profondes émotions alors qu’on la croyait un simple rouage dépassionné, et sa relation avec le marquis, retournement de fin aussi fort qu’inattendu (le tout arrivant dans quoi, le dernier quart d’heure ?). Mouret a certes assumé ce choix narratif, invoquant la fidélité au matériau original là où Robert Bresson, avec ses Dames du bois de Boulogne de 1945, avait choisi de révéler plus tôt la Mademoiselle pour lui accorder une plus grande importance. Mais commettons une hérésie : Bresson n’a-t-il pas eu raison ? N’a-t-il pas donné à Mademoiselle de Joncquières l’importance qu’elle méritait, tout simplement ? Le côté tardif de la révélation produit un indéniable effet... mais l’on ne peut s’empêcher d’y voir un certain gâchis. Le dénouement n'en est pas moins émouvant, Baer et Isaaz parvenant à lui donner chair en un temps très limité. Et surtout, il ne perd rien de sa force dramatique dans le sens où [spoiler alert !], que le retournement se produise en une heure ou en un quart d’heure, le résultat reste le même : la pauvre marquise prise à son propre jeu de la plus douloureuse manière.


En somme, Mademoiselle de Joncquières, pas le grand film qu’on aurait pu avoir avec un cinéaste d’une autre trempe, n’en est pas moins une agréable surprise, fort divertissante si l’on omet un léger coup de mou à mi-chemin, à la fois tendre et acre, à l’exploration des sentiments toujours juste, accompagnée avec une maîtrise inattendue par des acteurs investis, certainement pas dénuée d’une élégance un peu vieillotte (voir le générique d’intro, assez raffiné, tout de rouge vif et de silhouettes de roses), et qui a le mérite de rappeler la beauté de la langue française. C’est par ailleurs, comme l'espérait Mouret, une histoire tout à fait adaptée à la confusion de notre époque, où se trouve bouleversée la dualité masculin/féminin, où la répartition des rôles change sans savoir vraiment dans quel sens, et où l’incompréhension et la mésinterprétation guettent à chaque coin de drague ou de séparation. Que ce soit dans la France des Lumières percluse d’anciennes conventions ou dans la France postmoderne en passe de s’en inventer de nouvelles (et pas forcément plus inspirées...), le fameux « de quelle planète viens-tu ? » reste la petite musique qui décrit le mieux les rapports entre les deux sexes... sans que cela n'ait jamais empêché les sentiments. Au XVIIIème siècle, la confusion avait simplement plus de classe.


Note : erratum, Mademoiselle de Joncquières ne peut en fait être un film féministe : sa marquise vengeresse, potentiellement une bad ass chick limite castratrice, finit par s'emmêler les pédales dans sa grande machination vengeresse à force d'instabilité émotionnelle. C'est assez miso, en fait.

ScaarAlexander
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le 25 sept. 2018

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Scaar_Alexander

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