On est encore dans le premier quart du film que Anderson convoque déjà Kubrick et son 2001 : L'Odyssée de l'Espace. L'homme, au seuil de la mort, regarde autour de lui, son infirmier fait de même. Le Also Sprach Zarathoustra retentit pour terminer de faire la connexion entre les deux films, mais aucun monolithe ne fait son apparition pour sauver le personnage de son destin funeste. Phil (Philip Seymour Hoffman) le constate avec un certain dépit et sans doute un peu d'amertume, et Earl (Jason Robards) n'a plus qu'à se laisser partir avec ses regrets, la transformation en enfant pour retourner sur Terre n'étant manifestement pas prévue pour lui.
Magnolia part de ce constat d'absence, déjà exprimé par les premières minutes du film, et ses anecdotes aussi absurdes que tragiques. It's one of those things, dit le narrateur, une de ces choses pour lesquels on rejette l'hypothèse de la coïncidence, pourtant implacablement, terriblement irréfutable​. Toujours dans cette scène, Earl tend un de ses regrets à Phil, qui le garde bien précieusement dans sa poche. Mais à l'écran, ce transfert est invisible, l'objet tendu n'ayant aucune existence tangible. That's another thing that goes, constat terrible de l'homme au crépuscule de sa vie.


Huit ans avant There Will Be Blood, Anderson s'attaquait déjà à une certaine idée du Surhumain selon Nietzsche, dans tout ce qu'elle implique de refoulement et de renfermement sur soi-même, par le personnage de Frank (Tom Cruise). Si dans le film, chaque destin suit le même cheminement malgré les disparités grâce à une structure narrative d'une rigueur qui force le respect, le personnage de Tom Cruise représente sûrement la logique de ces personnages poussées dans ses derniers retranchements. Et notamment l'idée très humaine de contrôle de son destin, et ainsi d'acceptation de soi. Mais le moyen pour y parvenir semble toujours le même : se détruire pour se reconstruire selon ses propres règles, se complaisant ainsi dans le fantasme de contrôle en oubliant le pouvoir du passé sur nos psychés. Nous en avons peut-être fini avec le passé, mais le passé n'en a pas fini avec nous, disent plusieurs personnages à différents moments du film.


L'enjeu sera donc pour chaque personnage d'être confronté à son passé pour enfin s'en délivrer en l'acceptant. Là où d'autres réalisateurs peuvent traiter ce regard vers le passé avec bienveillance pour pousser leurs personnages vers le bon chemin, Anderson prend le chemin opposé, communiquant ainsi à son spectateur toute la difficulté d'un tel exercice. Un chemin de croix de trois heures, avec au lieu de l'élévation vers la crucifixion et la renaissance, une descente dans son enfer personnel, avec éventuellement au fond du trou la promesse de trouver la force de remonter.


Cette question du regard fuyant notre passé, fuyant ce qui nous anime autant que ce qui nous torture, semble fondamentale dans la mise en scène de Magnolia. Tout en mouvement à ses débuts, le film reproduit l'effet d'un Goodfellas où les personnages, par cette mise en scène frénétique, n'avaient plus aucun vrai regard sur la réalité. À mesure que les héros de Magnolia prennent conscience de leur traumatisme fondateur, la mise en scène se pose, leur donnant la possibilité d'appréhender cette partie d'eux-même en la regardant dans les yeux. À ce titre, le rapport à la télévision comme outil de rejet de la réalité est primordial : Frank est le premier personnage du film à apparaître, mais, de manière très significative, à travers un écran de télévision, révélant ainsi la superficialité de sa manière de penser jusqu'au-boutiste, avant sa catharsis au pied du lit de mort de son père trois heures de film plus tard. De même, alors que Jimmy Gator (Philip Baker Hall) s'apprête à se suicider, laissant ainsi son traumatisme le définir pour de bon en détruisant dans le même temps tout espoir de vie, la pluie de grenouilles viendra dévier le pistolet, amenant la balle à se loger dans un écran de télévision. Ou comment redonner au divertissement toute sa moralité, d'abord en pointant du doigt sa capacité à nous aveugler sur ce qui devrait être fondamental.


Cette pluie de grenouilles, apothéose du film, vient confirmer les efforts des personnages plus que les sauver. This is something that happens, dira le jeune Stanley, comme une acceptation finale du caractère chaotique de l'univers, et par conséquent de nos propres états émotionnels. Les chiffres 8 et 2 que l'on trouve un peu partout dans le film et renvoyant au verset 8:2 du livre de l'Exode* nous demandent d'accepter notre impuissance, et ainsi notre culpabilité, nos regrets, nos torts, afin de se pardonner. Parce que oui, au fond, c'est aussi con que ça. Mais avec tout de même une question centrale qui relie tous les personnages du film autant thématiquement que littéralement par l'émission qui en prend le nom : What do kids know ?
Et une réponse à double sens : rien. S'inquiéter de rien, mais aussi, bien plus terrible, rien à surmonter pour réellement se sentir vivre.


*Si tu refuses de le laisser aller, je vais frapper par des grenouilles toute l'étendue de ton pays.

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le 5 oct. 2019

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