Entre mauvais goût, romantisme et grande classe

"Mahler" est un grand beau film, peut-être pas nécessairement marquant à sa vision, avec quelques imperfections ici ou là (comme toute oeuvre baroque dont l'imperfection est le fondement même), mais il est tellement synonyme de liberté, de folie, de beauté, de drôlerie, de finesse, de naïveté, de mauvais goût, bref de classe, que ça n'a plus aucune importance.

Ken Russell a décrit tout un pan du 19ème siècle dans un style fascinant et unique, en s'attachant à fantasmer les histoires pourtant parfaitement réelles et invraisemblables de Mahler, de Tchaïkovsky, d'Elgar, de Prokofiev, de Délius et j'en passe... Grâce au génie de Russell, on a accès à un panel global de toute une époque, pas à la sauce historique gonflante, mais dans un foisonnement surréaliste où les images épousent la musique avec légèreté, où les récits suivent les états d'âme des personnages, les accompagnent dans leurs cheminements absurdes, sont provocants, anti-conformistes.
Et où les rêves ont une place centrale..

Et dans "Mahler", il n'est question que de ça, de rêves, rêves de Gustav Mahler, maladif, durant un trajet de train (vers la mort ?) qui se remémore les moments les plus incroyables de son existence, les fantasme, se prend à rêver même du futur, de son enterrement dans une scène hallucinante, repense à sa conversion au catholicisme..

D'ailleurs, le parti-pris du Russell est tellement libre, que j'ai fini par me demander ce que le vrai Mahler aurait pu penser du film s'il avait pu le voir? A mon avis il aurait été sûrement consterné et ne l'aurait pas compris ou admis.
J'ai pu lire quelques débats enflammés sur des forums américains, où vraiment les mecs s'insultaient avec des avis profondément divergents sur la qualité du film. L'un d'eux en particulier disait que Ken Russell était indiénablement un type bourré de talent, mais qu'il se perdait, avec ses films indépendants, à faire des conneries excessives sans être contrôlé par un producteur plus sérieux. Il se disait d'ailleurs "Mais qu'a fait Mahler pour mériter ça?"
Il est évident qu'il faut un minimum de second degré et une certaine capacité de recul pour apprécier les nombreuses scènes de rêves totalement délirantes et grotesques, mais justement c'est ce que j'apprécie, c'est ce qui nous libère des contraintes historico-pompeuses, c'est cette faculté d'utiliser un prisme déformant sur des personnages historiques, pouvoir les dénaturer tout en gardant une part de fidélité.

C'était pareil pour le génial Casanova de Fellini, totalement fidèle dans la chronologie des événements au personnage du mythique séducteur, et qui est pourtant l'avait transformé en bouffon absolu, la légende étant massacrée et stylisé de A à Z, il n'a rien du tout de réaliste, c'est un pantin théâtral.
Et pourtant je me demande si ces traitements de personnages historiques laissant libre cours à l'imagination débordante de ces réalisateurs de génie, ne sont finalement pas plus proches d'une certaine réalité, d'une certaine cohérence dans l'incohérence, d'une certaine fidélité, que les biopics académiques pompeux et surannés, qui n'abordent jamais la question de l'inconscient de leurs personnages.

Le déroulement de l'histoire est à la fois très simple et subtil.
Tout se passe dans ce train qui s'arrête de station en station pour ramener Mahler à Vienne, et les différents flash-backs, rêveries émaillant tout son trajet sont amenés avec finesse, pire parfois même le film nous embarque même dans un souvenir à l'intérieur d'un souvenir, mise en abîme dans des mondes intérieurs toujours réussie avec brio.

Enfin les différentes scènes sont très variées, parfois touchantes, parfois drôles, parfois grotesques, parfois totalement what the fuck (la scène de la conversion).

J'ai notamment beaucoup aimé cette première scène, où Mahler est installé dans un cadre absolument magnifique pour composer sa musique, une verdoyante campagne, un fleuve, un chateau, et il ne veut plus entendre que le silence et demande donc à sa femme de tout faire pour supprimer tous les sons de vaches, d'oiseaux, de musiciens, environnants. On est un peu dans le cartoon, le dessin animé, voir sa femme faire des pieds et des mains pour trouver divers stratagèmes pour supprimer les sons est particulièrement drôle et sympa : comme quand elle sert des pintes de bière à un groupe de musique pour qu'ils boivent plutôt qu'ils ne jouent..

Il y aussi un bref aperçu de la vie de Mahler enfant, le cadre de la tchéquie bohème de l'époque est particulièrement bien retranscrit, les décors sont magnifiques, et les leçons de piano qu'ils passent sont traumatisantes.

Ses parents souhaitent qu'il devienne un pianiste d'orchestre, il doit donc prendre des cours pour maîtriser à la perfection le clavier avec un professeur tyrannique qui le fouette avec un bâton.

Le rêve de Mahler n'est pas là, il ne veut pas être un pianiste d'orchestre, il veut être un vrai compositeur, un conducteur d'orchestre également.
Alors il va devoir apprendre de nouvelles choses, écouter, sentir la nature pour mieux la retranscrire (on est là dans une optique totalement impressionniste), se balader, écouter les sons de la forêt, laisser la musique venir à lui.

Beaucoup de poésie donc, de classe aussi, de style, de magnifiques images, travellings en forêt, plans ingénieux, zooms vertigineux, et un rythme qui ne retombe jamais, ce qui fait de Mahler un film particulièrement agréable, maîtrisé techniquement et facile à regarder.

Enfin la scène la plus marquante c'est celle de sa conversion, traduite en hommage aux films muets absolument génial (et carrément plus marrant que the artist).
Mahler doit se convertir au catholicisme en raison d'un antisémitisme généralisé, s'il souhaite accéder à la tête de l'orchestre de Vienne, la nomination du poste étant à la charge de Cosima Wagner (la femme de Richard) complètement psychopathe.

La scène nous montre donc Mahler se balader avec une croix de David géante dans des montagnes pour arriver aux pieds de la colossale Cosima en porte-jarettelles et uniforme nazi, pour y endurer tout un tas d'épreuves jusqu'à ce qu'il doive tuer un dragon dans une grotte.
Il revient de cette grotte avec la gueule d'un cochon plantée au bout de son épée, qu'il va ensuite manger en commençant par le groin. La scène se finit lorsqu'elle passe du muet ou parlant, pour devenir une comédie musicale grotesque où Cosima et Mahler entonnent sur l'air de la Walkyrie de Wagner une chanson sur le thème du "Tu n'es plus juif, tu es un goy!"

Provocation, délire, légèreté, mauvais goût, humour, voilà tous les ingrédients indispensables au génie, ici pleinement efficaces(selon moi).

Enfin il faut avouer une chose, la musique de Mahler est extraordinairement belle, le mariage des musiques avec les images est parfaitement harmonieux.


Pour conclure, Mahler est donc un grand beau film, tout en variation, qui peut laisser perplexe ou alors enthousiasmer complètement, c'est un film comme on en voit plus, très libre sans être chiant, très surréaliste, très simple et très complexe à la fois, qui soulève beaucoup de problématiques et de réflexions que je n'ai pas abordées (la question notamment de la relation entre Mahler, sa femme, et la musique). C'est le genre de films qui donne envie d'aimer encore plus le cinéma, parce qu'il est une oeuvre d'art, un rêve fou complètement inspirant, parce qu'il retrace des réalités avec un point de vue totalement personnel et unique au monde. Bref c'est le cinéma que j'aime.

La conclusion du film est d'ailleurs très belle, parce qu'elle ne se clôt pas comme on aurait pu l'attendre sur la mort de Mahler (au passage Robert Powell est grandiose dans le rôle), non il est simplement heureux avec sa femme d'être en vie grâce à son amour (qui supplante dieu, la question de la religion est très importante dans le film) et grâce à la musique qui le fera perdurer dans le temps car il l'a écrite pour elle, en pensant à elle.

Comme lorsqu'il explique qu'il souhaite que sa musique exprime la nature, il ne doit pas la copier, il doit la faire ressentir telle qu'elle est réellement, alors quand il n'y aura plus d'oiseaux, plus de rivières, plus de nature, les gens pourront la ressentir grâce à sa musique, éternellement...

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le 10 mars 2013

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KingRabbit

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