Mange tes morts, tu ne diras point est une balade virtuose tenant un peu du western, beaucoup du road movie, et pas mal du film noir tout en abordant une profondeur de réalisme presque documentaire en choisissant des acteurs possédant des gueules, mais aussi un charisme qui tient aussi le film, le soutient. Il y a là un cinéma proche de celui de Bruno Dumont, pas seulement dans l’aspect nord, mais aussi dans l’attachement au réel, dans la manière de parler, pas toujours intelligible des personnages mais qui font plus vrais que nature. On y retrouve aussi du film noir, à la Française, des échos d’un Samouraï dans le personnage de Fred. Il y a aussi l’ombre du western, de John Ford dans ces images. Pour autant, loin de se coller au genres qui l’ont inspirer, Mange tes morts grignote les codes, les tords, les plis, pour abolir les frontière entre documentaire et fiction, réalité et cinéma.

Nous suivons Jason Dorkel, un jeune gitant picard qui s’apprête à célébrer son baptême mais semble assez extérieur à l’excitation générale du camp vis à vis de l’événement. Lui ne pense qu’à son frère, Fred, qui après 15ans de prison va sortir, revenir dans sa vie. Il voudrait lui rendre la pareil, être là pour lui, celui qui a tenté de subvenir aux besoins de la famille en volant des camions remplis de bouffe. L’arrivée de Fred dans le clan déclenche immédiatement une vague de colère, celle du frère le plus âgé visiblement mécontent de se faire voler son rôle d’homme de la famille, celle d’un oncle qui s’est retiré de la vie illégale et compte bien que Fred en fasse autant. On le lui répète par trois fois, tu n’es pas le bienvenue ici.

Fred est un être entier, incarné par une force de la nature, qui trace sa route et son chemin, entre l’image d’épinal du gangster usé par les années, qui revient et s’aperçoit qu’on l’a oublié, pire qu’on ne veut plus de lui, ses heures de gloire sont éloignées. Pourtant il y a ce petit frère qui veut suivre ses traces, qu’on doit initier. C’est aussi cela que raconte Mange tes morts, un voyage initiatique, les retrouvailles d’une famille, car tous sont frères, cousins, tous se connaissent, se sont élevés les uns et les autres, se surveille, se protègent. Ce sont des retrouvailles par l’épreuve de force. Ce vol de camion de cuivre, ce voyage sans repère géographique où tout le monde se perd pour mieux se retrouver, sera long, éprouvant, et pas sans laisser des séquelles, mais marquera son point.

Parce que tout va mal, tout déraille, et peu importe la force avec laquelle ils tentent de s’accrocher, seul Fred semble réaliser que la route qui suit est un cul de sac, il le dit lui-même, t’es mort si tu tombe dans un cul de sac. Mais il y a là un voyage jusqu’au bout de l’enfer, où chacun éprouve le destin qu’il a choisi. Fred doit affronter ses vieux démons, payer sa dime comme il le dit, le répète et l’assène. Il doit régler ses comptes. Comme un père de famille, il initie, éprouve, mais protège également. C’est tout autant la figure du vieux mafioso qu’il incarne au fond, à la perfection.

Dans une image poussiéreuse, avec la caméra à la main, avec ces gros plans, avec cette esthétique des lieux industriels, paumés, l’image d’une banlieue qui ressemble au désert américain, avec ces vieux bâtiments usés et abîmés qui pourraient tout aussi bien être Détroit au lieu de la Picardie, on s’y perd. Le spectateur a de moins en moins de repère géographique à mesure qu’avance la nuit. Même eux, les héros sont paumés. Ils tournent en rond. Mais c’est justement dans les instants de doute que l’onirisme s’installe. Soudainement la caméra quitte la route poussiéreuse et s’envole, s’accroche aux arbres qui illuminés par les phares des voitures deviennent des traits de lumière dans la nuit. La musique s’y accroche, pour nous dire ce que Fred déclare à la fin, ce que Jason réalise après cette nuit infernale évoquant un Collateral dans un esprit film noir qu’on semblait avoir perdu dans le cinéma français. Il faut vivre, il faut s’accrocher à l’espoir, et à ce dieu qui pardonnera tous nos pêchés, il faut s’accrocher.

Et c’est que concrétise Jason. L’initiation c’était ça aussi. Cet instant magique où Fred sort de la voiture et affronte les flics du regard, où il leur reproche de pas chercher à comprendre, qu’il ne les leur laissera jamais les siens, qu’il doit tout faire pour les protéger, qu’il n’est pas là pour faire des orphelins. Les paroles frappent. Y compris les occupants de l’Alpina qui ne comprennent pas trop bien, pas encore. Il en faudra passer par la religion pour saisir, celle qui sauve, celle qui pardonne, celle qui donne un sens à tout cela pour les uns, pour les autres, pour Fred c’est de tracer sa route jusqu’au bout, d’affronter son destin, celui que son père avait déjà prit avant lui.
Sophia
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le 5 nov. 2014

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