Mank
6.3
Mank

Film de David Fincher (2020)

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Voici donc la dernière-née de la famille Fincher, six longues années après la précédente. La gestation fut longue, mais l'œuvre arrive avec toute la maturité nécessaire, conçue et développée avec le plus grand soin depuis plus de treize ans. La ressemblance avec les ainées n'est pas évidente au premier abord, mais la cadette n'a pas à rougir de la comparaison.


"La petite dernière", est avant tout une histoire de famille (s). Création de la tribu Fincher, papa Jack en a écrit le scénario, David le fiston l'a mis en images, Mank s'intéresse à la genèse du scénario de Citizen Kane, écrit par Herman Mankiewicz, frère ainé un peu oublié de Joseph Léo, le grand réalisateur. Herman, "l'autre Mank", fut un temps un scénariste en vue dans les grands studios Hollywoodiens, producteur des Marx Brothers, personnage atypique, hâbleur, alcoolique impénitent, mais également mari fidèle et amoureux de sa femme (qu'il surnommait lui-même "Poor Sara"). Au fil des années Herman deviendra script doctor, retouchant des scénarios, souvent sans être crédité au générique, il eut notamment l'idée -brillante- de faire tourner les scènes se déroulant au pays imaginaire du Magicien d'Oz en couleur.


Nous sommes alors en 1939. L’hiver suivant le jeune et présumé génie Orson Welles, qui a obtenu du studio RKO une totale liberté artistique pour concevoir un film, se tourne vers Mank lui demandant d'écrire un scénario original, en renonçant à être crédité au générique du futur métrage. Cet épisode, fut rapidement effacé des mémoires, et bien que les deux scénaristes fussent crédités au générique, Welles demeura pour longtemps dans l'imaginaire collectif l'unique créateur de l'immense chef-d’œuvre.


"Le reste n'est que littérature" certes, mais quelle littérature ! Début 1971, Pauline Kael journaliste, au New-Yorker et critique de cinéma, sollicitée pour écrire la préface de The Citizen Kane Book, se rend coupable d'un crime de lèse-majesté par le biais d'un essai de 50 000 mots tendant à démontrer que le scénario en question est l'œuvre quasi-exclusive d’Herman Mankiewicz. Le texte sera publié en deux parties dans le New-Yorker (il est toujours en ligne sur le site du journal en intégralité : ([[Raising kane 1]], [Raising Kane 2]2 .


La remise en cause de la paternité du scénario va créer une polémique délectable, une guerre de clochers assez féroce, John Houseman, producteur du film et grand superviseur du travail d’écriture de Mank, dira que Welles n’a jamais écrit une seule ligne du film, Peter Bogdanovitch, ami du réalisateur rédigera une tribune dans The Esquire, intitulée : The Kane Mutiny déboulonnant un à un les arguments de Pauline Kael. Fincher le père, pourtant grand admirateur d’Orson a finalement choisi sa paroisse et entrepris à son tour d’écrire un film sur l’écriture de Citizen Kane par …Mank.


Et nous voilà donc devant le 11ème long métrage de David Fincher, film hommage à son père évidemment, à Hermann Mankiewicz (quoique...) et aux écrivains du cinéma en général, « Mank » détaille les secrets de fabrication de Citizen Kane. La narration roublarde, s’attache à décrire le processus créatif de Mankiewickz et les événements qui ont inspirés son script, sans jamais aborder directement l’œuvre finale en elle-même, réservant même les apparitions de Welles à la portion congrue. Une d’une poignée de scènes, mémorables cependant, dont la première rencontre entre les deux hommes alors que Mank vient d'avoir son accident, scène dans laquelle l'image d'Orson est voilée par un brouillard fantasmagorique.


Et, le film tout entier parait parfois comme un objet un peu brumeux, à la narration déconstruite, bâti autour des réminiscences d'un Herman, alité, privé d'alcool et dont on ne sait parfois s'il rêve ou se souvient. Les fash-backs (toujours annoncés par un sous-titre permettant de dater les scènes), se succèdent, alternant avec les séquences au ranch dans lequel l'écrivain en rééducation est confiné (surveillé par une nurse et une secrétaire). Jamais pourtant, le procédé ne n'est artificiel : orchestré par David, le talentueux, qui comme à l'habitude nous immerge dans un mouvement perpétuel sans jamais nous perdre... pour peu que l'on soit attentif.


Certes le personnage de Mank attachant en diable malgré ses innombrables défauts est au centre du récit, mais lors des scènes de Flashback, c'est avant tout le témoin d'une époque, d'un univers : le Hollywood des années trente. La machine à rêves, était avant tout un empire industriel dirigé par des hommes de profit, gouvernants aux affaires des grands studios (ici Louis B Mayer ou Irving Thalberg directeurs de la MGM), influencés parfois par un riche magnat de la presse comme ce fut le cas de Hearst, qui pesait de toute son influence sur un studio avec lequel, l'actrice Marion Davies, sa maîtresse était sous contrat.


Evidemment, dans cette machine, les petits artisans comme Mankiewicz, pourtant rouages essentiels avaient tôt fait de se brûler les ailes pour peu qu'ils aient l'ambition d'élever leur condition. Cela le scénariste l'avait rapidement compris, et malgré son amitié avec Marion Davies (les scènes communes des deux personnages sont d'une grande intensité dans le film), sa personnalité présentait de trop nombreuses aspérités pour s'accomoder de ce monde là.


Et c'est probablement avec une grande délectation que Mank, suivant en cela le conseil de Houseman fit sienne la devise "Racontez ce que vous savez" faisant de Hearst (futur Charles Foster Kane), le personnage central d'un récit qui eût pu s'intituler : "Mank et ses pairs".


Le milliardaire apparait effectivement comme le personnage le plus accessible parmi ces hommes de pouvoir, mais c'est également le plus puissant et c'est finalement, lui qui fera comprendre à Mank, à travers une scène magnifique mais humiliante (à travers "la parabole du singe du joueur d'orgue de Barbarie") que chacun doit rester à sa place. Porté par un Charles C Dance, impeccable, Hearst n'est pas la seule bonne idée du casting, et au-delà de Gary Oldman, (évidemment très bon dans un rôle sur mesure), les seconds rôles sont parfois surprenants. On pense notamment à Tom Pelphrey dans le rôle de jeune frère Mankiewicz (un poil moralisateur pour le coup) à Arliss Howard en Louis B Mayer et surtout à Amanda Seyfried (Marion Davies) étonnante dans son rôle de fausse naïve, starlette superficielle de prime abord, mais véritable personnalité et surtout amie sincère de Mank.


Certes, les personnages sont nombreux, l'oeuvre plus que toutes les précédentes de Fincher est d'une incroyable densité, pourtant, jamais ce cher Dave ne perd son spectateur en chemin. La narration (maline donc), faite d'incessants allers-retours vers le ranch et notre Herman, visage familier, permet d'assimiler petit à petit toutes les figures nouvelles. La forme est au diapason, car si le tournage de Citizen Kane n'est jamais évoqué, les références à l’œuvre originelle sont présentes, (trop parfois) dans les choix de réalisation.


Oui, Fincher, le cinéaste, qui faut-il le rappeler n'a jamais écrit une ligne de scénario est un grand admirateur de Welles et lui rend ici un hommage certes détourné mais marqué sans pour autant renoncer à ce qui fait l'essence de son cinéma, la recherche d'innovation.


Le choix du noir et blanc, devenu systématique lorsqu’il s’agit d’un film d’époque (l’humanité vivait-elle en noir est blanc en 1940 ?) est ici prétexte à de somptueux éclairages, jeux d’ombres, à de très beaux gros plans sur les visages. Le réalisateur pousse même la coquetterie jusqu’à l’insertion de cigarette burns (brûlures de cigarette) qui à l’époque marquaient la pellicule pour indiquer un futur changement de bobine. Procédé purement artificiel, puisque le film a été tourné en caméra numérique, (8k !) afin de favoriser l'ajout de nombreux effets numériques en post-traitement pour enrichir les plans. Et puis, la caméra semble virevolter, donnant ce sentiment de mouvement, alors qu'au contraire les mouvements de caméra sont maîtrisés avec minutie, du moindre travelling vertical aux effets de contre-plongée en travelling arrière, chaque plan est un pur régal.


Il est vrai que Fincher n'est pas (et ne sera probablement jamais) le cinéaste de l'émotion, et Mank pourra sembler à certains désincarné, un peu froid parfois, mais l'ensemble est passionnant dans sa thématique, dans la description de l'âge d'or d'Hollywood.


Et il est légitime de se demander si avec Mank, Fincher n'a pas réalisé son Citizen Kane, celui qu'Hermann Mankiewicz imaginait dans ses songes les plus vaporeux.

Yoshii
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le 25 janv. 2021

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Yoshii

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