Une histoire à un seul personnage, ou quasi, les autres ne sont que des silhouettes, même la femme, ou presque, un rôle sur mesure pour Mathias Schoenaerts, soldat égaré, spécialisé dans les opérations commando (une séquence rapide, à l’ouverture) dans les déserts asiatiques, toujours maître de sa force, mais brisé en dedans, mutique, presque autistique, trauma irréversible , tout passe par l’oreille, il n’entend plus, ou mal, ou trop plutôt, et dans cette invasion permanente des bruits, les hallucinations. Alors, bientôt sans doute, les médecins le laissent bien entendre (une séquence rapide au début), ce sera la réforme redoutée.


Tout passe par l’oreille, donc. Et tous les bruits, ceux de l’extérieur, les vrais, lui arrivent, nous arrivent, amplifiés. Et le plus souvent, tous ces bruits très sourds, ou stridents, proviennent du hors champ, envahissent l’image, immergent. Et toutes ces alertes sont pour lui, pour nous, autant de moyens de prévenir la suite, ou d’entrer dans le délire. Et tout cela fonctionne d’autant mieux qu’au-delà des bruits, de façon encore bien plus prenante, la musique, celle qui résonne constamment dans ses oreilles, dans sa tête et à l’intérieur de lui, le musique de Gesaffelstein, électronique, techno, sombre, presque concrète, dans son cerveau en ébullition, finit, avant les crises, par couvrir tous les bruits ambiants. C’est une façon très habile d’entrer dans le cinéma subjectif, et une option de réalisation qui traduit bien, chez la réalisatrice, une véritable griffe.


En bref, mais pas en clair – on n’y comprend rien ...


On n’y comprend rien, non pas parce que le récit serait confus, ou abscons –mais parce que lui n’y comprend rien.


On est perdu dans l’immense villa bunkerisée, où l’on ne saisit jamais l’agencement des lieux ; on doit s’en tenir à quelques repères, un canapé, une télévision, une cuisine, des écrans de contrôle, des caméras, des portes, des grilles. Une piscine, aussi. Et c’est pareil à l’extérieur, dans les allées du vaste parc, d’autant plus que de nombreuses scènes se passent dans la pénombre, ou dans l’ombre la plus profonde, où les seules points lumineux des lampes, dispersés sur l’image ne parviennent pas à éclairer l’espace alentour. Et lui ne parvient à décrypter, ou pas, cet espace que grâce aux écran s de contrôle qu’il scrute, et scrute.


On ne comprend à peu près rien aux enjeux, aux éléments du récit – un homme d’affaire libanais en « voyage d’affaires », son épouse et son fils (abandonnés ?), l’évocation vague de trafics (d’armes ?), des documents compromettants et incompréhensibles, des invités sans identité ni visage (la fête, au tout début), un homme politique (véreux ?) entrevu une ou deux fois dans des interviews télévisées, des policiers incertains, des bribes, des fragments non liés, qui ne durent à chaque fois que quelques secondes.


(Parenthèse : en fait tout cela évoque, sans doute, quelque chose. Un homme d’affaires libanais, son épouse européenne et abandonnée, des trafics d’armes, des documents compromettants, des policiers compromis, un politicien véreux, une piscine, et de grands dangers qui se profilent – ou encore, pourquoi pas, Ziad Takieddine, Mme Takieddine, des trafics d’armes, une fuite vers la Suisse, Jean-François Copé,la piscine de M. Takieddine (où se prélassent des inconnus sans doute importants), et de grandes menaces … Alice Winocour, incidemment nous offre-t-elle un point de vue sur Karachi ? « Point de vue » serait d’ailleurs aussi erroné que réaliste : effectivement on n’y comprend rien, comme dans la réalité le public ne peut rien comprendre à ces affaires si bien masquées, si glauques et si redoutables. Et lui tente alors de déchiffrer, vainement évidemment (le légionnaire recyclé n’est pas Mediapart) le grimoire des mystérieux documents abandonnés – comme il s’acharnait à scruter les écrans de contrôle toujours vides ; pas tout à fait en réalité, il suivait aussi ses déambulations, à elle…)


On ne comprend pas vraiment non plus le déroulement des scènes de combat, lorsque l’action, très brutalement s’accélère, avec des jump scare réussis (le premier surtout, dans la voiture après la plage, avec passage au noir) et des affrontements très violents. Les corps à corps sont aussi brutaux que confus, les ennemis ne sont jamais identifiables, on ne voit jamais leurs visages même quand ils sont démasqués …


… au point qu’on en arrive, presque, à se demander si tous ces événements sont réels, ou s’ils ne renvoient qu’aux hallucinations du soldat perdu. Ainsi le dernier combat s’achève-t-il sur ses propres mains et sur les coups redoublés, mais avec l’ennemi dans le hors champ. On ne verra plus ensuite que le sang sur ses mains, celui de l’autre ou le sien, on n'est pas sûr, tant on a pris l’habitude de le voir passer sa colère sur les objets les plus proches, dans le bus au tout début du film, ou dans la cuisine où il n’avait pas pu maîtriser son explosion de violence.


Maryland est aussi, surtout, un film sur l’illusion.


En réalité les moments les plus fiables sont sans doute ceux où ils commencent, avec beaucoup de fragilité, à s’apprivoiser. Et cela passe bien plus par les regards, par les sourires, aussi retenus, ténus, soient-ils que par les mots. Et Diane Kruger parvient alors à donner une réelle épaisseur à son personnage.


Et le plan ultime, no spoiler, est d’une réelle beauté et d’une douceur, en totale opposition avec tout ce qu’on avait pu voir auparavant.


Mais ce doit être une nouvelle hallucination.

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le 3 oct. 2015

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pphf

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