Que Massacre à la Tronçonneuse constitue une date dans le cinéma d’épouvante va de soi, mais ce statut ne doit pas masquer la virtuosité du geste de Tobe Hooper qui continue de fasciner, de susciter l’effroi, de provoquer un malaise constant et diffus, d’iconiser le mal sans recourir aux codes esthétiques conventionnels qui gangrènent aujourd’hui les modes de représentation du tueur fou dans les films. Car le long métrage de Hooper est avant tout un grand et sanglant film sur la famille et sa bizarrerie congénitale, cette étrangeté qui définit la relation entre Sally et son frère en fauteuil roulant et qui se retrouve, à peine amplifiée, reconduite par les membres de la fratrie infernale.
Au commencement est la haine de soi et des autres : les cinq amis prennent la route pour éprouver leur liberté, donnant l’impression de fuir quelque chose, la société, leur milieu d’origine, eux-mêmes ; ils forment un corps qui sillonne des espaces abandonnés et reculés, dont la liberté de mouvement détonne avec le mode de vie des habitants et avec le rapport au monde de Franklin, cloué dans un fauteuil. Ce dernier est marginalisé, exclu de sa bande d’amis en raison de sa mobilité réduite : il faut le tirer, le pousser, l’aider, l’attendre ; la plupart du temps, il est seul et ne peut pas vraiment compter sur sa sœur, absente et amoureuse. Hooper peint ainsi la violence d’une relation qui laisse comprendre un passé douloureux, qui donne à voir l’impuissance d’un frère à assumer son rôle de frère, boulet attaché à la cheville de sa sœur. Ce détachement affectif, les attaques du tueur vont l’expliciter et l’exacerber puisque sa tronçonneuse détache un à un les membres de ce corps uni, raccorde l’être humain à sa solitude profonde, faisant des personnages des victimes en puissance, des Franklin. Massacre à la Tronçonneuse orchestre alors un partage d’impuissance, les protagonistes étant aussi démunis les uns que les autres devant le mal et la folie qui ébranle le confort de leur petite société a priori libertaire. Hooper fait voler en éclats la fausse liberté, celle que l’on déclame à grand renfort de principes et de chansons, pour mettre en scène la liberté totale, brutale et sauvage : l’homme retrouve sa place dans la chaîne alimentaire, l’homme est un loup pour l’homme.
Œuvre politique coup-de-poing, Massacre à la Tronçonneuse s’interroge également sur la notion de propriété privée, essentielle dans un État de droit américain : en effet, le tueur ne sévit que parce que le seuil de sa maison a été franchi, il n’empiète pas sur le territoire d’autrui mais défend son chez-soi avec l’arme dont il dispose – et quelle arme ! La portée idéologique du geste artistique de Hooper est aussitôt complexe et originale. Enfin, le film constitue une réussite visuelle et sonore, la menace étant constamment présente à l’écran par le biais du bruit de la tronçonneuse dont l’intensité indique sa proximité ou non. Constamment sur le qui-vive, prêt à sursauter, le spectateur se délecte d’une mise en scène magistrale qui réussit à livrer des plans inspirés mais rugueux, dont la composition esthétique n’empiète jamais sur la force brute d’un climat et d’un sol. Un chef-d’œuvre.