Cinq ans après avoir réveillé le monde de son sommeil léthargique avec l'histoire d'un Monsieur Tout-le-monde qui serait un peu trop tout le monde pour n'être qu'un monsieur parmi d'autres, Peter Weir change de bord et choisit comme personnage principal l'antipode parfait de Truman. Jim Carrey était l'homme dont le désir de s'échapper était écrasé par un confort virulent, Russel Crowe sera l'homme qui se refuse tout confort afin que ce désir s'exprime pleinement. Malgré ces différences, un même destin pour les deux personnages : celui d'atteindre l'horizon (le Capitaine Jack qui atteint enfin son objectif par sa victoire sur l'Acheron, et Truman dans un plan que personne n'aura oublié) pour se rendre compte qu'au bout du monde se trouve une nouvelle voie vers l'inconnu (Jack qui, en prenant conscience de la duperie du Capitaine de l'Acheron, se remet à rêver d'atteindre la ligne qui s'éloigne d'autant qu'on s'en approche).


Les disparités s'incarnent le mieux dans ce qui rassemble les deux films : le rapport à la mer comme voyage initiatique, avec au bout du trajet la promesse d'une illumination. Illumination sur la nature du monde pour celui effrayé par la perspective d'un tel voyage, et illumination sur sa propre nature pour celui qui balaie les océans avec succès depuis longtemps. Car le Captain Jack s'oppose le mieux à Truman dans sa connaissance parfaitement pragmatique du monde qui l'entoure (il est d'ailleurs surnommé le chanceux, révélant ainsi l'avantage presque surnaturel qu'il a sur ses compagnons), au point qu'il sera introduit avec un pied-de-nez à la star de téléréalité, le décor disparaissant devant ses pas. Comme si l'illusion qui aura entravé la vie de Truman depuis sa naissance n'était plus une inquiétude pour le Capitaine depuis longtemps.
Pour résumer : le monde ne se limite pas aux livres, comme il le dit lui-même à son ami et médecin du vaisseau, avec une sagesse propre aux meneurs d'hommes. Les mêmes livres que Truman feuilletait frénétiquement afin de reconstruire son fantasme d'évasion, fantasme voué à demeurer dans le simulacre car prisonnier des œuvres dans lesquels il est trouvé.


Chez Weir, il faut donc dans The Truman Show voir plus clairement le monde afin de mieux se connaître soi-même, mais l'inverse est également possible dans Master and Commander : mieux se connaître soi-même, c'est apprendre à voir le monde d'une nouvelle manière. Ainsi entre en scène le personnage de Stephen Maturin (Paul Bettany), homme à l'esprit scientifique et rationnel, qui s'emparera peu à peu de sa liberté afin de découvrir la nature pour ce qu'elle est plutôt que ce que l'on peut en faire (les deux chasseurs de l'albatros, l'un le faisant pour la connaissance, l'autre pour le dîner, amenant le médecin à passer proche de la mort, pour finalement décider son capitaine à laisser libre cours à ses ambitions naturalistes).
Mais s'emparer de sa liberté, c'est également en découvrir les limites par des promesses conditionnées par les obligations du devoir (dixit le Capitaine). Deux personnages (Cpt. Jack et son médecin) qui se tirent la bourre jusqu'à trouver un équilibre salvateur en fin de film : une recette maintes fois utilisée mais toujours efficace lorsqu'il s'agit de créer la catharsis tant attendue par le spectateur.


Cet équilibre enfin atteint se manifeste par les deux personnages interprétant le premier morceau festif du film. L'art comme solution, donc, ou comment regarder plus faux pour voir plus vrai. La figure de Lord Nelson résume bien l'idée : si l'homme n'est probablement pas à la hauteur de sa légende, cette dernière peut nous faire croire que la satisfaction de faire son devoir tient chaud. Un devoir surtout personnel, l'effet miroir constant entre les deux vaisseaux se pourchassant et l'impression fantomatique qui se dégage de l'ennemi laissant peu de doute sur la véritable nature du combat mené : celui intérieur permettant de se réconcilier avec ses démons. Une chasse à la baleine blanche qui, comme la porte noire de Truman, mène autant à la mort qu'à la vie. Car l'un ne peut exister sans l'autre, et s'en rendre compte est sûrement le premier pas vers une réalité débarrassée de ses illusions.

Mayeul-TheLink
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste 2020 - Films

Créée

le 6 juil. 2020

Critique lue 298 fois

4 j'aime

4 commentaires

Mayeul TheLink

Écrit par

Critique lue 298 fois

4
4

D'autres avis sur Master and Commander - De l'autre côté du monde

Du même critique

Kubo et l'Armure magique
Mayeul-TheLink
5

Like tears in rain

(Si vous souhaitez avoir un œil totalement vierge sur ce film, cette critique est sans doute à éviter) Kubo, par sa technique d'animation nouvelle et son envie affirmée de parcourir des chemins...

le 27 sept. 2016

51 j'aime

10

Le Daim
Mayeul-TheLink
4

Critique de Le Daim par Mayeul TheLink

Chez Quentin Dupieux, on aime se mettre dans la peau d'animaux. C'est que comme dit l'Officer Duke (Mark Burnham) de Wrong Cops dans une révélation enfumée : "Nous sommes tous des esclaves de la...

le 20 juin 2019

48 j'aime

5

Call Me by Your Name
Mayeul-TheLink
5

"Le temps est comme un fleuve que formeraient les événements"

Héraclite disait il y a un moment déjà qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Les personnages se baignent, beaucoup, et effectivement jamais dans le même fleuve. Mais ce n'est pas...

le 13 mars 2018

40 j'aime

2