Ce n'est pas tant une critique de ce film que j'ai envie de faire, mais une réflexion sur quelques cinéastes américains, qui me paraissent - tout talentueux qu'ils soient - un peu "limités", comme s'il y avait un "plafond de verre" qui empêchait leur cinéma d'atteindre les plus hautes cimes. Je prends l'exemple de ce film parce que je viens de le revoir, et qu'il était l'un de mes films préférés à une époque où je ne saisissais sans doute pas le cinéma de la même manière qu'aujourd'hui.


Cette idée de "plafond de verre", je l'ai d'abord eu en voyant Sur la route de Madison de Clint Eastwood et Le Pont des espions de Steven Spielberg. Aujourd'hui, je découvre qu'elle pourrait tout aussi bien s'appliquer à Match Point. Il est vrai que le récit-même du film est à rapprocher de l'idée de "plafond de verre" : Chris Wilton, jeune ambitieux de souche populaire, veut faire partie de la classe la plus haute ; il y parviendra, mais au prix d'un énorme sacrifice. Car il restera définitivement un intrus, il n'est pas à sa place. Il y a une scène vers le début du film qui ne m'avait pas marqué les deux premières fois où j'ai vu le film, et qui cette fois m'a frappé, c'est celle où Wilton est au restaurant avec sa future femme (de très bonne famille), le frère de celle-ci et la copine de ce dernier (elle aussi d'un milieu modeste). Il est l'heure de passer commande. Le beau-frère (mâle alpha) parle le premier : "pommes de terre aux truffes" ; sa copine ne prend pas de risques : "la même chose s'il vous plaît" - sourire en coin de Chris qui n'a d'yeux que pour elle -; la future épouse : "je vais prendre des blinis au caviar" ; au tour de Chris : "poulet rôti"... mais après quelques échanges, le beau-frère dit au serveur "il prendra les blinis". Ce beau-frère lui peut faire n'importe quoi, sortir sa chemise de son pantalon, être franchement vulgaire - ça reste une rébellion de façade bien sûr - mais Chris doit tout ravaler, s'il veut faire partie de ce monde, alors il doit ne plus être lui-même.


Woody Allen, quant à lui, réalise là son meilleur film, mais Match Point reste un film de Woody Allen, c'est-à-dire un film de petit maître. Comme Sur la route de Madison qui est certainement le meilleur Eastwood, et comme tous les films de Spielberg (difficile de dire lequel est le meilleur), il y a quelque chose qui n'y est pas, et qui est dans les chefs-d'oeuvre. Dans Match Point, tous les personnages sont là pour servir une intrigue, ils n'échappent jamais à la caractérisation sociale qui leur a été fixée dès le départ. C'est pour ça qu'il est vraiment difficile d'éprouver sympathie et respect pour cette famille bien installée, bien pensante, qui n'a absolument aucun recul sur elle-même. Restent Chris et Nola, Jonathan Rhys-Meyers et Scarlett Johansson ; le premier est le personnage central, et finalement il n'échappe pas au chemin qui lui est tout tracé depuis le début. Quant à Scarlett Johansson, c'est la plus belle chose du film ; elle ne fait qu'un avec son personnage, qui du coup n'en est plus vraiment un - en tout cas pas comme les autres -, elle est libre, elle déborde. La meilleure scène du film, c'est quand elle est au café avec Chris, et qu'il tombe amoureux d'elle - on comprend pourquoi, tellement elle est au-dessus de tous ces Anglais. Mais lui, Chris, tente de garder le contrôle, et quand on croira qu'il l'a perdu, il fera machine arrière et se rangera sagement.


Woody Allen est un petit maître car lui-même n'ose jamais franchir les limites de la norme. Comme Clint Eastwood et Steven Spielberg, il fait ce qu'il sait faire, et le fait bien - surtout dans ce film - mais il n'osera jamais faire davantage. Il sait jouer avec les nerfs du spectateur dans un final assez brillant, surtout à la première vision. Il sait atteindre la cible qu'il avait visé, mais n'ose pas viser plus haut. Spielberg, Eastwood et Allen ont chacun leur style, mais ils ont en commun une incapacité à laisser "déborder" leurs films. Spielberg ne pourra jamais faire plus qu'exalter l'homme lambda et le Bien contre le Mal ; Eastwood, s'il a une vision plus ambiguë de l'homme, ne sortira jamais d'un néo-classicisme dans les règles de l'art ; quant à Woody Allen, son écriture semble dominée par l'idée de prouver une thèse - le marxisme et l'importance de la chance dans Match Point. Chez les trois cinéastes, on constate que la liberté des personnages - donc la liberté du film - n'est pas complète. Il y a en quelque sorte une "recette" du succès. Sur la route de Madison par exemple est un remarquable film, mais malgré son originalité - 2 personnages en tête-à-tête durant la majeure partie du film, peu de musique -, il ne sort pas tout à fait du rang ; quand la musique apparaît, elle ne sert qu'à surligner l'émotion que cette histoire est censée réveiller en nous. Certes, on est émus, mais un chef-d'oeuvre ne saurait se réduire à nous émouvoir sur commande. Ce qu'ont en commun Spielberg, Eastwood et Allen, c'est en somme la "direction de spectateurs".


Les "grands maîtres", eux, laissent à leurs films une part de mystère, quelque chose d'inexplicable, d'irréductible à un savoir-faire... Enfin, cela ce sont des mots ; prenons Hitchcock par exemple, lui aussi cède à la "direction de spectateurs", pourtant c'est un grand maître sans nul doute. Mais peut-être que c'est une poignée de films qui nous permettent de dire ça : Vertigo et Les Oiseaux en particulier, ces films qui semblent contenir une charge à la fois très puissante et difficile à cerner. Avec ces deux films, on plonge dans les profondeurs de l'âme humaine, précisément ce qui échappe à Steven Spielberg, Clint Eastwood et Woody Allen, même si ce sont d'excellents cinéastes.

Neumeister
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le 18 juil. 2016

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