On serait tenté de d’affirmer que « Mektoub My Love » se consume sur un voyeurisme passionné, celui d’Abdellatif Kechiche. C’est vrai, ce fétichisme que semble éprouver le cinéaste pour les fesses d’Ophélie Bau a tendance à rapprocher de l’embarras son spectateur le plus déterminé, qui, durant les trois heures de films, a le temps de s’attarder sur l’idée que l’œuvre du réalisateur tunisien prend une tournure autrement plus complexe. Si « Mektoub… » s’ouvre sur scène de passion à la fois fougueuse et radicale, il s’agit là surtout d’un film centré sur un personnage précis, celui d’Amin. Ce protagoniste finement écrit est fascinant, car il est aussi bien acteur qu’observateur des événements du film, et outre cet aspect, on pourrait même aller plus loin en disant qu’il est le spectre de Kechiche. Nous gravitons autour de lui, et plus nous entrons dans la danse, plus on se rend compte que cette agitation joyeuse va directement à l’opposé de la discrétion du personnage, la délicatesse avec laquelle il est disséqué, et plusieurs scènes nous montrent la mécanique de son rapport au monde. Parmi elles, celle illustrée sur l’affiche, où, drapé par un halo de soleil, il se retrouve entouré des deux femmes qu’il désire : Céline et Ophélie. Et il n’est pas rare de voir Kechiche jouer ainsi avec ces personnages. Dans une autre séquence, plusieurs femmes débâtent sur la manière de dire « je t’aime » en arabe. Seulement, elles ont toutes couché avec le même homme, et elles le savent : Tony, le cousin d’Amin ; cependant, elles font comme si de rien était.


Chaque personnage est décortiqué avec un soin quasiment astral, si bien que rapidement, nous savons tout d’eux, et pourtant, jusqu’à la fin du film, nous continuons à les découvrir. Avec « Mektoub My Love », Kechiche transforme son cinéma, opposant la vivacité de son regard à de longues séquences où sont contemplés le plaisir, la joie, l’intensité du présent. En parlant de l’œil de Kechiche, ce dernier fait du regard la thématique centrale du film, déjà par le fait qu’Amin soit passionné par la photographie, et qu’il est prêt à attendre plusieurs heures la naissance d’un agneau, simplement pour saisir quelques clichés. Sans oublier les nombreux plans sur les fesses des actrices, mais aussi les nombreux plans sur les hommes en train de les regarder. On pourrait littéralement parler de voyeurisme contemplatif, tant le film se montre lucide de part sa modestie et libidineux de part sa minutie. Difficile, à la fin, de ne pas penser à « La Graine et le Mulet », lors de la scène où Rym effectue une danse du ventre enjouant un public fixant son nombril. Dans « Mektoub… », on reviendrait sur la scène de la boite de nuit, où cette fois-ci, c’est le twerk d’Ophélie Bau qui polarise les regards masculins. Par ce biais, Kechiche semble enfin trouver, plus que jamais, son cinéma, dans les dédales des sens et du désir.


« La Vie d’Adèle » se tissait dans la dualité : art contre enseignement, corps contre corps, salsa contre pop… Tout cela pour mettre au premier plan une passion suspendue. Ici, Kechiche s’oppose à cette dualité en primant sur le regard, rendant les dualités artificielles, et on serait même prêt à dire que « Mektoub » est l’anti-Adèle. Il y a peut-être une dualité cependant, celle entre le désir et le destin. Ce dernier va toujours contre les désirs d’Amin, et finalement, il remporte la manche, puisque contrairement au désir, il ne s’épuise pas. Dilaté, parfois à l’extrême, « Mektoub » est une histoire sans lendemain se targuant d’une ivresse opulente tout en se dévoilant sous les traits du film-somme.


On reproche à Kechiche sa banalité, sa futilité, et c’est justement ici tout ce qu’il met en image. Et c’est pourquoi « Mektoub My Love » est un film si sensible. Ici, le cinéma n’est pas imitatif de la vie, mais la vie imite le cinéma. Gorgé de soleil et de vitalité, le film cadre littéralement l’esprit de son metteur en scène, mettant en avant l’incandescence du désir. Bref, même si on s’y étire jusqu’à s’en briser le fessier, on aimerait quand même que cette expérience finisse le plus tard possible.


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Kiwi-
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le 28 mars 2018

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