On ne pourra pas enlever à Abdellatif Kechiche son ambition gigantesque de filmer la vie, la sublime combinaison de la chair cristallisée et du temps qui passe. Ambition, très souvent à la hauteur de son talent.


L’aspiration à un cinéma total, Abdellatif Kechiche la porte depuis longtemps. Déjà en 2007 dans La Graine et le Mulet, il parvient comme l’avait fait Maurice Pialat avant lui, à saisir de l’humanité, à la fois féconde, prolixe et portée par l’utopie bouillonnante de vivre… “Kechiche” c’est, dès son premier film, un cinéma aussi organique que naturaliste, ce sont des êtres et des lieux qu’il étreint avec sa caméra dans le but méticuleux d’en saisir le bouillonnement, l’instant fugace, celui où on touche à la vérité… Sa soif d’authenticité, il est toujours allé la chercher du coté de la virginité, voir de la candeur de ses comédiens, épicentres de ses films, s’assurant ainsi, à chaque fois, de se faire le révélateur de l’émotion pure et en puissance. Depuis L’Esquive qui révèle (et ce ne sera que la première d’une longue liste) Sarah Forestier, ses films sont pour la plupart auto-produits, ses comédiens amateurs, sa caméra libre, vibrante comme ses personnages et ses dialogues enchevêtrés, improvisés, parfois inaudibles mais denses, apportant toujours aux personnages une épaisseur et une lumière rare. Alors pour le spectateur, la patte Kechiche c’est la promesse d’une immersion absolue, assommante, à la faveur du format exigeant mais nécessaire de deux ou trois heures – devenu récurrent. Grâce à tout cela, il est aspiré peu à peu, de mouvements de caméra, en gros plans et en scènes qui s’étirent, jusqu’à partiellement sortir de son corps ou plutôt l’inverse, l’éprouver, battant, en fusion avec l’histoire de ses personnages. D’ailleurs l’expérience du corps c’est une des questions centrales du cinéma de Kechiche; corps ressentant, corps désirant qu’il sondera dans La Vie d’Adèle, chef d’œuvre hypnotique et indélébile qui enchaîne deux femmes dans une histoire d’amour physique absolue. “Kechiche” c’est donc un cinéma qui ne fait pas de compromis, un cinéma exigeant mais qui réussit à saisir le sublime, cette dimension supérieure qui fait de ses films, souvent, une expérience inouïe.
C’est avec cela en tête qu’on aborde MEKTOUB MY LOVE : CANTO UNO.


Amin est de retour à Sète. C’est l’été, il vient y passer les vacances laissant derrière lui Paris, les études de médecine qu’il a laissées tomber leur préférant la photo et l’écriture de scénarios. Là-bas, il retrouve sa famille, ses amis, le restaurant et la plage…Ces lieux de toujours qui rythment la langueur des journées et des nuits au gré desquelles les nouvelles rencontres se mélangent aux anciennes.


À première vue MEKTOUB MY LOVE : CANTO UNO réunit toutes les obsessions de son réalisateur, le sud de la France (le Sète de La Graine et le Mulet non loin du Nice de son enfance), la culture tunisienne (ses origines), la nourriture, abondante et juteuse (les spaghettis bolo dégoulinants sont ici encore dans toutes les bouches), le verbiage et la chair des femmes… Dans MEKTOUB MY LOVE : CANTO UNO, Kechiche met en scène un paradis – ou peut-être un enfer – terrestre, où l’abandon aux plaisirs en tout genre prend des allures d’incarnation de rites païens – voire profanes – dès les premières minutes du film alors qu’Amin surprend les ébats de la généreuse Ophélie (promise au mariage avec Clément en mission sur le Charles-de-Gaulle, qui y « surveille le ciel et la terre ») avec son cousin Tony. Difficile d’ailleurs de ne pas voir en Amin, ce jeune tunisien apprenti scénariste revenant dans son sud natal, l’alter ego du réalisateur qui peut être, exorcise ici une partie de sa jeunesse. Immédiatement, la nécessité permanente propre au réalisateur de faire le pont entre la vie terrestre, sauvage et primaire, et sa dimension mystique inonde le récit. Amin, sera de bout en bout ce jeune homme observateur, se tenant à l’écart, silencieux, du bouillonnement libidineux estival ; une sorte de figure du témoin chaste et neutre, garant du secret de la sculpturale et pécheresse Ophélie. Ophélie, figure de Marie Madeleine ? Peut-être, étant donné qu’au contact d’Amin (sanctuarisé lors d’une scène on-ne-peut-plus naturaliste de mise bas d’une brebis), la bergère « qui fait le lait », semble s’assagir. Mais pour le moment toute évolution des personnages reste en suspens…



“Kechiche ne réitérera pas la prouesse de La Vie d’Adèle, si des
moments de grâces existent bien, il sont trop rares et ne suffisent
pas à pallier l’inconsistance notable du scénario et la vacuité
abyssale des dialogues.”



Pour l’heure, et dans cette première partie de son diptyque monumental, Kechiche s’efforce à peindre le portrait d’une jeunesse livrée à la chaleur de l’été (dont la sublime lumière est immortalisée par le chef-opérateur Marco Graziaplena) comme une brèche hors du temps. Les vacances, ce temps du vide et de l’oisiveté durant lequel les êtres sont livrés (et réduis) à leur corps échauffé par le soleil et la nudité ambiante. À la plage, le soir et en boite de nuit, on se désire, on se cherche, on se lie et on se délie (sauf Amin qui, au grand désarroi de sa mère qui voudrait le voir s’amuser avec des filles, préfère rester dans le noir, écrire, ne pas boire, ne pas draguer et se rappeler la beauté des tableaux de Renoir). Chaque personnage fait écho à un autre et tous incarnent une façon d’être dans le désir. Depuis La Vie d’Adéle, on ne peut que reconnaître du génie à Kechiche lorsqu’il s’agit de filmer la chair, ici il porte la même envie de pénétrer, de révéler cette chair qui exulte dans tous les plans. Certaines séquences donnent d’ailleurs lieu à quelques moments de beauté cinématographique absolue. Il y a ces scènes de danse au bar du restaurant ou celles des jeux de combats dans l’eau. La caméra tournoie en gros plan, fait corps avec le personnage et la musique, célèbre la peau, le film décolle. Kechiche sait filmer la sensualité, et c’est beau à couper le souffle.


Pourtant, pour MEKTOUB MY LOVE : CANTO UNO, le cinéaste de génie ne réitérera pas la prouesse de 2013. Si ces moments de grâces existent bien, il sont trop rares et ne suffisent pas à pallier l’inconsistance notable du scénario, la vacuité abyssale des dialogues et l’absence (en tout cas la sensation finale) de direction d’acteurs. Défaut paradoxal lorsqu’on connait les méthodes « Kechiche » au tournage : multiplication des prises (plus de cent fois pour ce film), improvisations hyper-dirigées et travail de préparation avec les comédiens des mois en amont…. Mais cette fois-ci, la magie n’opère pas, la grâce n’est pas au rendez-vous. On touche ici aux limites du naturalisme, des scènes interminables creuses qui se répètent à n’en plus finir. Au point de pousser parfois à la suffocation. Il en va de même pour les dialogues, effrayants de vide et aux tics verbaux tout bonnement insupportables. Ça meuble, ça meuble, ça hésite, ça cherche quoi dire. Alors, oui, c’est spontané mais rien ne jaillit, on reste avec la désagréable sensation d’entendre les candidats d’une téléréalité…


Nous nous abstiendrons de sortir le couplet féministe qui serait facile, mais quand même ! La manière dont Kechiche filme le corps des femmes (traitement qu’il ne réserve évidemment pas aux hommes, et cette différence de traitement est intéressante), provoque parfois un certain malaise. Alors que dans La Vie d’Adèle, les corps pourtant hyper-sexualisés touchaient l’universel, ici, les plans multipliés et insistants sur les généreuses fesses en short dix fois trop court de sa comédienne posent question. La sensation qu’il s’agit d’un réalisateur qui filme sa comédienne en en faisant un objet de fantasme prend le dessus sur la réelle nécessité de ces plans pour servir le récit. D’ailleurs, tout le traitement du féminin dans ce film pose aussi question. Filles faciles, chattes en chaleur potentiellement toutes bisexuelles, frottant leurs fessiers sur les cuisses du premier venu quelque soit son âge, jusqu’à une scène où Ophélie demande à Amin de constater que ses brebis ont “la vulve toute gonflée et visqueuse”… Kechiche ne parvient pas, dans ce film, à insuffler la transcendance, le récit n’existe pas indépendamment de celui qui le porte, cette fois-ci le spectateur ne quitte pas son corps pour pénétrer dans l’œuvre, il supporte longuement et difficilement parfois les obsessions d’un réalisateur qui ne parvient qu’a de trop rare instants à embrasser la sphère de l’indicible.


Faute au scénario, au dialogue ou à la direction (certainement pas à la photographie), MEKTOUB MY LOVE : CANTO UNO déçoit, mais peut-être – et c’est tout ce qu’on espère – qu’il prendra un second relief après la sortie de sa suite prévue en septembre prochain. Le rendez-vous est pris.


Sarah Benzazon


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le 23 mars 2018

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