Dès Element of Crime en 1984, Lars Von Trier a été suivi de près par la profession et ses films (presque) tous exposés à Cannes. En 2009 puis 2011, c’est l’apogée en terme de reconnaissance et de notoriété : après le scandale Antichrist vient Melancholia, très largement apprécié et bien au-delà des cinéphiles habituels. Néanmoins pour certains observateurs, Melancholia est un opus fade, un joli travail d’orfèvre totalement creux, l’équivalent d’un film à Oscars en somme. Le propos est évidemment moins subversif ou complexe que dans les œuvres précédentes (le tandem Dogville/Manderlay en particulier), mais Melancholia n’en est pas moins l’une des plus grandes réussites de Lars.

C’est son film le plus simple et le plus majestueux, une belle fin du monde où sa misanthropie et sa rigueur esthétique s’épanouissent comme jamais. Il y a d’abord un prologue, avec des images fixes mises en mouvement, un visuel splendide inspiré par les ondes de Solaris (même citation du tableau Chasseurs dans la neige) et l’Ophelie de Millais. C’est très figuratif et la finalité nous est annoncée, avec la rencontre fatale de Melancholia et de la Terre. Le film se décline ensuite en deux parties, « Justine » et « Claire », du nom des sœurs. D’abord, le mariage raté de Justine ; ensuite, la prise de conscience du caractère inéluctable du choc avec Melancholia et de l’extinction absolue de toute forme de vie terrestre qui en résultera.

Comme tout Lars post-Dancer in the dark, la photo est impeccable de A à Z, tant dans les scènes de caméra tremblée que les élans grandioses. Lars Von Trier se rapproche de son Dogme 95 et ses dix principes pour un cinéma minimaliste, en prise avec la réalité et l’immédiat, chassant les artifices. Mais l’unité de lieu, du sujet, presque du temps, n’induis pas de singer l’amateurisme : les contraintes alimentent la démarche romantique de Von Trier, ni théoricien ni petit malin, sincère et limpide comme un artiste enfin repus (un peu) et sûr de son sujet. La première partie a la force des Pusher de Winding Refn, débordant d’emphase tout en optant pour le réalisme sans faille. C’est la chronique d’un échec annoncé. Justine (Kirsten Dunst) y sabote le grand événement, ce qui a le don de dégoûter son beau-frère et sa sœur.

Tant d’investissements et d’argent pour une telle berezina, pendant laquelle les membres de la famille de la mariée s’éparpillent dans leur coin de la villa ou de la propriété, plombent l’atmosphère et ignorent les réjouissances. Pourquoi s’animer quand tout va sûrement dépérir ; pourquoi maman, incarnée par Charlotte Rampling, mettrait ses amertumes de côté ; pourquoi se sacrifier au calendrier des autres ou même accomplir de quelconques rêves ? Justine trouve le salut dans la résignation, son fatalisme impitoyable sera d’ailleurs la consécration de sa mélancolie passive. Dans la seconde partie, elle trouve cet équilibre au terme d’un grave état de délabrement.

Installée chez sa sœur dans leur grande maison à la campagne, dans un domaine proche de celui où s’est déroulée la réception suivant la cérémonie, Justine, comme sa mère précédemment, n’affiche aucune complaisance envers ses proches. Elle tient un langage de vérité sans chercher à se dédouaner. Elle en revanche n’assume pas tant d’être odieuse ; elle a le rôle du prophète de malheur, dévasté puis résigné, dont la colère ne se dirige plus que sur le déni de cette lucidité. Face à elle, Claire (Charlotte Gainsbourg) refuse de céder à la mélancolie, tache de souder sa famille (son mari, son fils, sa sœur). Elle se trouve des motifs d’optimisme ou agit pour contrer les malheurs.

Finalement elle se débat en vain. La combative souffrante s’agite, voit ses références voler en éclat, ses sécurités fondre, la rationalisation de son mari balayée. L’histoire est déjà écrite, peu importe ses gesticulations. Il faudra maintenant vivre en se sachant témoin de l’apocalypse, témoin pour rien ni personne car le seul organe vivant de l’univers va s’éteindre avec nous. Cette seconde aura été plus ouvertement métaphysique, les deux sont tout aussi intenses. Melancholia est peut-être plus poli qu’un Lars standard, d’ailleurs il jouit d’un casting quatre voir cinq étoiles, mais il laisse dans un état de profonde tristesse.

Non seulement il ramène l’individu à sa condition de passager, mais aussi l’Humanité à sa fragilité devant l’Univers, en supposant qu’elle est la seule énergie vitale, la seule âme en relief qui l’occupe. Même en fanfares et avec tout ce raffinement pictural, c’est la réalité la plus douloureuse et assommante qui soit. Il reste à accepter le détachement, peut-être si la forme importe, lui accorder le lyrisme comme petit frère, pour trouver la sérénité sans être déjà un mort complet. Ou se suicider pour échapper à la fin de l’éternité, dont l’idée-même anéantit tout.

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Zogarok
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le 2 déc. 2014

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