Lorsqu’on aborde le cosmos, et donc souvent le rapport de l’humain à l’infiniment grand, et en même temps à une essence divine puisque méconnue et presque inconcevable, il semble impossible d’exprimer les sentiments qui se bousculent dans nos cerveaux d’hommes. Si pour ma part ce rappel de l’absurdité et de l’aspect négligeable d’une vie au regard des mécanismes qui régissent le monde me rassure en quelque sorte, d’autres sont pris de vertiges et associent grandeur de l’univers à une terrible sensation d’isolement. Le film catastrophe est une matière passionnante à explorer, malheureusement enterrée dans des schémas répétés à l’infini, n’offrant qu’un intérêt très limité.
Les premières images de Melancholia, ces tableaux apocalyptiques présentant l’homme face à une nature déréglée, aussi belle qu’angoissante, posent les bases de l’atmosphère pesante du film : un premier plan serré sur Kirsten Dunst au milieu d’une pluie d’oiseaux morts, puis plus tard d’une nuée d’insectes, des plans fixes présentant les protagonistes perdus dans un vaste domaine surplombé par deux astres, des planètes en mouvement, et un rapport cosmique entre Dunst et la nature… On replace bien ici l’humain au cœur d’un univers à l’aspect divin, mystique, en soulignant une notion essentielle tout au long du film : l’isolement face à l’inévitable, et l’inconcevable.
Melancholia est découpé en deux chapitres, prologue mis à part, présentant tour à tour Justine (Kirsten Dunst) et Claire (Charlotte Gainsbourg), deux sœurs aussi différentes que complémentaires, issues d’une famille très aisée, et leur sentiment intime face à la trame principale du film : l’imminence de la destruction de la Terre par collision avec la planète Melancholia.
Ainsi le premier chapitre nous invite à la réception donnée en l’honneur du mariage entre Justine et Michael (Alexander Skarsgård), dans le fabuleux domaine de Claire et de son riche mari. Étrange atmosphère, dans cette gigantesque bâtisse, alourdie par un sentiment d’incompréhension totale au sein de cette famille déboussolée. Un père de famille lunaire, autocentré et fuyant, une mère aigrie, froide et hautaine, et même un patron très sûr de sa réussite et envahissant… On assiste à une tentative pour donner le change, encore un peu plus, dans un univers social en ruines. Justine elle-même semble souffrir d’un certain mal, forçant son entourage à satisfaire ce qui apparaît d’abord comme une série de caprices, et qui se transforme devant nos yeux en un besoin d’évasion, de solitude, et de rapprochement avec la terre. Justine n’est jamais à ce qu’elle fait, et semble dotée d’une force phénoménale, qu’on déduit du côté charismatique de ses disparitions, en même temps que d’une fragilité physique : elle est sauvage et désintéressée, et semble avoir accès à un degré de conscience différent de ses semblables. Elle désertera même le lit conjugal en cette nuit de noces après avoir satisfait (car c’est réellement le cas ici, la gestuelle de Dunst lors de cette scène filmée de loin ne laissant aucun doute à ce sujet) une pulsion minutée dans le golf du domaine, avec un sous-fiffre de son patron. On évoque Mélancholia dans cette partie avec légèreté, se préparant à admirer la planète lors de son passage près de la Terre, excluant verbalement la probabilité d’une collision.
Le second chapitre se concentre d’avantage sur Claire, mariée à un Michael plutôt intolérant, enfermé dans ses certitudes très affichées, et mère d’un fils semblant marcher dans les pas de son père. Claire est très dévouée à sa sœur, et met tout en œuvre pour que celle-ci se sente entourée et rassurée, alors qu’elle-même sent monter une angoisse et de terribles doutes au sujet de la collision. Justine semble d’abord, à travers le regard de Claire, s’enfoncer de plus en plus dans la dépression, ne quittant plus son lit et ne vivant que grâce à sa sœur, au grand dam de Michael. Pourtant rapidement, Justine semble rayonner de calme, de sérénité, d’acceptation, même : elle est finalement en paix avec la fin du monde, qu’elle sait arriver. La cérémonie est terminée depuis longtemps, et les quatre protagonistes, perdus dans l’immense domaine, s’apprêtent à connaître l’issue de la rencontre de Melancholia avec la Terre.
Il se passe beaucoup de choses dans Melancholia, il faut le ressentir pour le croire. Outre les luttes internes entre comportement en société et nature profonde, l’expérience spirituelle infligée par la possibilité de la fin du monde et le lien psychique entre les êtres humains et leur planète, Melancholia expose la beauté de la fin, beauté physique et idéologique. De l’esthétique pure du film, ses plans cosmiques, son travail sur la symétrie et ses filtres de couleurs, sa bande originale (du Wagner, pourtant ! - qui se marie merveilleusement bien à l’esthétique du film) à celle de l’approche de la catastrophe dans les esprits des protagonistes, le film est une pièce unique, un courant artistique à part entière.
Le philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek, très érudit en matière de cinéma, parle de l’ « optimisme profond » de Melancholia, qui est pourtant un film catastrophe : il y a réellement, dans l’attitude de Justine, son acceptation de la fin du monde, une vision qu’on pourrait qualifier d’optimiste, par opposition à la résignation morbide, « cassons-tout et profitons avant de disparaître ». L’analyse complète de Žižek donne d’ailleurs quelques clés essentielles pour saisir l’essence de Mélancholia et les influences de Lars Von Trier.
Je ne compte plus le nombre de personnes m’ayant affirmé que Melancholia était lent, barbant, pénible, fade… Il s’agit toujours de savoir ce que chacun recherche dans un film. De mon point de vue, Melancholia offre une poésie à couper le souffle, des acteurs totalement impliqués dans cette superbe spirale à sentiments, et offre une approche longtemps attendue du film catastrophe ; pas besoin de Tour Eiffel détruite en 4K, d’action fumantes et de sexe torride en guise de prise de conscience. Lars Von Trier le prouve en deux heures et dix minutes, en me captivant et me terrifiant plus que jamais.