Au début des années 2000, le cinéma est à la croisée des chemins. Alors qu'en occident il entre clairement en concurrence avec les séries télévisées sous l'impulsion d'HBO, le renouvellement en courant d'air frais semble pouvoir venir d'extrême-orient. Les années 90 avaienpt vu monter une mode "japonaise" dans les salles d'art et essai( où je découvris Miyazaki, Kitano, Kurosawa Kyoshi et d'autres depuis retombés dans l'oubli ).


Le cinéma coréen fait une irruption fracassante, façon kung fu ridicule et tragique inattendu, avec**Memories of Murder,** second film de son jeune scénariste-réalisateur. Un an auparavant j'avais été emballé par Infernal Affairs, son élégance, sa puissance formelle, et un art déjà consommé du renversement, la marque de fabrique du Korean cinoche.


Cet art de déjouer les attentes du spectateur, une forme d'art martial cinématographique à haut risque, est ici porté à un sommet depuis inégalé ou presque, Old Boy constituant l'extrême au delà duquel l'abîme est la seule issue.


L'histoire est celle d'une traque de "serial killer", inscrivant le film dans un genre à l'intérieur duquel le réalisateur refusa de s'enfermer. L'oeuvre de Bong Joon-ho est en réalité un faisceau serré de trajectoires convergentes.
Fruit de six à sept années d'enquête qu'il mena lui même à propos d'une série de crimes perpétrés entre septembre 1986 et avril 1991 dans la petite ville de Hwaesong. A la même époque la France était encore empêtrée dans son affaire Grégory, et l'affaire Dils assommait encore plus l'est de la France avant la désindustrialisation, et la montée du FHaine.


Bong Joon-ho voulait avoir son point de vue sur cette histoire vraie, et tint à organiser une cérémonie des morts en hommage aux victimes pour son équipe et lui-même. Par dessus tout, il était obsédé par le fait que les familles des victimes et le tueur lui -même allait voir son film.


On comprend donc son parti pris de rendre les choses esthétiquement très décalées de la réalité, prenant des faits divers et autres issus du réel pour les condenser en un creuset sur l' absurdité de la condition humaine.


Le spectateur est projeté dans un chaos pathétique de policiers débordés, où l'horreur est soigneusement maintenue en périphérie,authentique dégoût qui pourrait saisir nos sens.
Le duo classique de flics opposés arrive en décalé, les rebondissements sont provoqués par des erreurs d'enquête, une scène hilarante montre à quel point on ne sait qui est qui dans ce maëlstrom, rien ne ressemble plus à un abruti( pardon un flic ) qu' à un délinquant en puissance ( ou impuissant ).


Peu à peu le nœud se resserre, une méthode se fait jour, un climat de post- dictature sud coréenne émerge( acclamer un président malgré la pluie, écraser une manifestation, montrer sa force aux photographes, composer avec des journalistes qui viennent vous embêter de leurs questions ) justifiant ce climat d'incertitude, et les fantômes du passé restés vivace à travers les pratiques policières de l' interrogatoire ( En France comment fit-on avouer ce gamin de Dils ? par la manipulation rouée ).


On prend aussi la mesure que c'est une communauté entière qui est ébranlée par ces crimes, la chasse au bouc émissaire étant ouverte pour sa survie.
Habile à relancer l'intérêt, avant que le burlesque ne s’essouffle, Bong Joon-ho s'empare d'un autre parti pris, le fantastique et le suspens pur et dur prennent le relais sans que le premier fut abandonné, constituant le point de départ vers ce nouvel élan( scène dite de la "culotte rouge")
Le drame enfin, authentique et poignant finit par nous saisir. Les flics sortis du bois de leurs certitudes, l'instinctif en colère a contaminé le rationnel et vice versa, sont touchés dans leur chair, leur âme ou ce que vous voulez, cela devient pour eux ainsi que le scénariste une quête obsédante de la vérité qui nous tient en haleine et nous serre le cœur.
Le meurtrier avait un "visage normal" comme les autres, et en même temps il était si étranger aux flics par la perfection de son modus operandi.


Perpétuellement en déséquilibre instable sur le fil du mélange des genres et de l' arrière-plan politique mais mené tambour battant pour ne pas tomber et nous malmener trop, ce film nous rend à nous-même soulagé mais pas délivré, sceptique face à l'absurdité de l'existence et à nos certitudes brisées. Humain trop humain. Empli de notre humanité et de la leur, celle de ce flic qui a sombré dans la violence par pur désespoir, ce "monstre" que la peur a écrasé, cet autre flic en apparence heureux et malgré tout "hanté"... Le sujet n'était pas le tueur mais le formidable révélateur d'une communauté et de ses membres. Puissant instrument manié par l'auteur.


Le cinéma produit parfois de tel miracle.


Quatre ans plus tard, David Fincher adoptait un parti pris différent sans être si éloigné, Zodiac. Qui apparaît en comparaison plus maîtrisé, moins ouvert. Plus concentré, moins collectif. Le film d'un type sûr de son cinéma, là où notre film adoré était le produit d'un cinéaste encore en devenir, qui cherche, ose, provoque, et l'on ose dire réussit comme il n'en sera jamais plus capable. A la Welles, toute proportion gardée.

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le 19 avr. 2018

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PhyleasFogg

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