Trois brillantes variations sur les aventures de Sherlock sont sorties au long des années 70. La formidable Vie privée de Sherlock Holmes en 1970, *The seven percent solution * adaptée par Nicholas Meyer de son propre livre à succès en 1976, et enfin ce *Meurtre par décret * en 1979. Les deux premières, comme leurs titres l'indiquent, s'attachaient à humaniser le personnage en explorant son caractère, tout en l'ancrant dans son contexte historique. Pour le confronter à Jack l'éventreur une seconde fois au cinéma, alors que la précédente version n'était pas si ancienne ni si mauvaise, Bob Clark s'est inspiré de thèses alors récentes sur l'identité du tueur.


Clark devait contourner les limites du budget pour reconstituer la Londres victorienne en évitant le caractère claustrophobique des reconstitutions d'époque fauchées qui se déroulent entre quatre murs : quelques extérieurs jour qui laissent toujours entrevoir les bâtiments-symboles du pouvoir érigés en arrière-plan, une maquette de la Tamise et Westminster de nuit, et deux ou trois reconstitutions de rues et d'un quai en studio, aidées par le fog - ou le smog ? - de circonstance.
Et il lui fallait un scénario qui permette à un réalisateur débutant issu du cinéma de genre le plus méprisé, d'attirer de remarquables acteurs - Christopher Plummer et James Mason, Donald Sutherland et Geneviève Bujold, à laquelle il suffirait d'une scène pour incarner son personnage.


On trouve déjà le thème central du *From hell * d'Alan Moore : la confrontation entre l'atroce misère et les privilèges ; l'hypocrisie effarante de la pudibonde époque victorienne et de ses classes dominantes imbues de leur supériorité morale.
Clark fut probablement un modèle pour Moore, comme l'un de ces rares artisans qui instillaient des préoccupations socio-politiques, et quelques audaces de l'art contemporain, du cinéma et de la littérature d'auteur, dans leurs oeuvres de divertissement. Néanmoins, le film souffre forcément des limites imposées à une oeuvre grand public.
Le cinéma dit d'auteur (...ou d'exploitation) avait la quasi exclusivité des portraits de femmes "trash", de la Femme sous influence en passant par Wanda jusqu'à la prostituée de Chantal Ackerman. Moore, lui, produisit avec From Hell sa première oeuvre commerciale qui ne relevât pas du divertissement, s'appuyant sur le prestige de son nom pour proposer aux bouffeurs de comics un voyage au fond de la nuit du monde réel, montrant des prostituées qui payaient pour passer des nuits de "sommeil" debout appuyées sur des cordes, et représentant l'atrocité des mutilations commises par le tueur. [en sus de la paradoxale possibilité de rendre compte de la misère avec plus de crudité par le dessin, Moore explora un autre de ses thèmes de prédilection déjà présent dans la thèse qui inspira ces fictions : le surnaturel. Je me contenterai de remarquer que dans le film, Holmes le rationnel consulte un médium sans aucun préjugé, saisissant une opportunité de piste, recoupée avec ses propres observations]


Alors si Clark a réussi à établir la relation chaleureuse entre Holmes et Watson tout en faisant avancer l'intrigue, laissant même au cordial Watson le soin d'obtenir des informations auprès des prostituées, le format attendu de l'enquête laissait peu de place aux victimes.


Admettons qu' il ait osé une dose de grotesque, en représentant leur misère à différents stades de décomposition, depuis les putes vérolées jusqu'aux prisonnières des asiles. La manière dont un plan symbolique montre une femme hurlant derrière des barreaux, et un autre s'attarde à suivre une internée ayant croisé Holmes (elle ressemble énormément à un [dessin de de Vinci[1]), lui donnant une place aussi petite soit-elle dans le film, témoignent des intentions de Clark - ce qui a sans aucun doute interpellé Moore. Mais pas une scène ne les montre seules entre elles : le sort des femmes pauvres reste transmis à travers le regard, certes on ne peut plus empathique, de deux hommes enclos dans leur propre monde, et dont nous partageons quasiment le seul point de vue (on voit Holmes les larmes aux yeux, puis bouleversé dans un plan-séquence beau, sobre et efficace, lors du retour en train). Impuissants ou complices, incapables de remettre en question le status quo, ils se bornent à tirer la leçon de leur enquête : la seule décence humaine qu'ils ont rencontrée dans ce monde, fut le fait de ces prostituées massacrées.

ChatonMarmot
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le 24 déc. 2020

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