Mi Gran Noche, le nouveau film d'Álex de la Iglesia, est une explosion de kitsch, un mélange intensément formalisé de farce et de tragédie, tourné dans un registre tonal clairement influencé, en partie, par le travail de Pedro Almodóvar. Le film se déroule presque entièrement dans un studio de télévision, pendant le tournage, en plein mois d'Octobre, d'une émission célébrant le nouvel-an. Loin de n'être que la poudre aux yeux que l'on cherche à fournir au téléspectateur, on se rend compte que, vu de l'intérieur, ce programme recèle toute une organisation, et évolue jusqu'au point de ressembler à une micro-société privilégiée qui existe au-dessus du prolétariat misérable, protestant désespérément contre les licenciements. Intéressant de par sa construction scénaristique, le film développe plusieurs arcs narratifs distincts, alternant entre les artistes, les producteurs, les figurants et les tierce parties concernées qui conspirent dans l'ombre.


Bien souvent grotesques et sordides, les films d'Álex de la Iglesia s'intéressent principalement aux fous et aux extravagants, tout en dépeignant le monde comme un spectacle de carnaval où chaque personne n'est au final que le bouffon de quelqu'un d'autre, même sans le savoir. Il s'agit en général de films avec un concept fort mais parfois quelque peu bâclés, cependant, Mi Gran Noche est alimenté par un état de perpétuelle frénésie, ce qui en fait une œuvre largement plus aboutie que tout ce que le bonhomme a pu produire ces dernières années, et tout simplement son meilleur film depuis Le Crime Farpait.


À certains égards, ce film est comparable au récent High-Rise, car ils utilisent tous deux des concepts singuliers comme la représentation d'un système de castes poussé jusqu'à un point de rupture, et une vision de l'église plus variée et surprenante que la moyenne. Comme lors d'une scène où le chanteur Alphonso (joué par Raphael), marque le doigt de son fils Yuri (Carlos Areces) avec un fer à friser, une séquence mise en scène de façon à rappeler la cruauté ecclésiastique des temps anciens et toutes les atrocités commises pour de futiles raisons, au fond, Álex de la Iglesia est un moraliste, mais dans un sens purement artistique et cinématographique.


Bien que similaire au film de Ben Weathley sur un plan thématique, Mi Gran Noche s'en éloigne grandement d'un point de vue formel, principalement de par sa construction scénaristique: On suit tour à tour l'histoire des scénaristes qui se plaignent de leur manque de liberté, celle des acteurs stars plongés dans les scandales des tabloïds, et celle des manifestants qui affrontent la police. Parfois violent, souvent hilarant, et délicieusement absurde, ce film attaque sa propre industrie de façon détournée, mais en trouvant toujours le moyen de distraire son spectateur.


Pour Álex de la Iglesia, n'importe quelle situation peut être le point de départ d'une idée totalement extravagante, en particulier dans ce film, qui présente l'une des visions les plus incroyables du cinéaste. Le studio au centre de l'intrigue suggère une fusion d'influences riches et variées, englobant des éléments culturels de la Rome Antique et de l'Allemagne de la République de Weimar, en passant par les États-Unis et l'Espagne contemporaine. Un très bon exemple visuel se situe dans le dressing d'une jeune chanteuse, éclairé à l'aide d'un néon rouge, dans des tons vifs, ce qui dégage une forte aura de sensualité détachée et hallucinée, suggérant l'industrie du film érotique des années 70. Un autre vestiaire est défini par des formes blanches élégantes qui rappellent l'esthétique de la science-fiction, plus particulièrement celle de 2001 et Star Trek.


Il s'agit d'ailleurs d'un film très riche visuellement, chaque plan est un délice pour les yeux qui ne demande qu'à être décortiqué, on y discerne à chaque instant des plumes, des armures, des paillettes, de l'argent, des tableaux de danseurs nus, des fusils, des boissons alcoolisées, etc... Même le fétichisme nazi a sa place dans ce pot-pourri de saveurs exotiques, c'est dire. Le spectacle proposé est étonnant et terrifiant, mais les personnages eux-mêmes semblent comprendre les enjeux de ce capitalisme décomplexé, qu'ils prennent sans mal pour acquis. Dans l'ensemble, la thématique de ce film pourrait faire penser à une sorte de contagion qui les infecte aussi bien que le cinéaste et son propre public. Avec son mélange virtuose de parabole sociale et d'objectivisme débauché, filtré par des scintillements d'ironie et d'innocence, Álex de la Iglesia est parvenu à se rapprocher comme aucun autre avant lui de l'esthétique ornementale résonante de Josef von Sternberg.


En somme, on tient là une œuvre constituée d'une chaîne constante d'instigations, que ce soit à travers l'arrivée d'une mère extrêmement religieuse ou par la praticité violente d'un impresario, dans ce film, les relations professionnelles éclatent dans la folie la plus totale. Indépendamment des intrigues scénaristiques parsemant son récit, le ton de ce film est toujours ébouriffé et extravagant. Les lignes de dialogues extrêmement corrosives et les gags visuels incessants amplifient le sentiment d'hilarité générale tout en délivrant une forme de slapstick sublime. Et même si tout n'est pas parfait et n'a pas toujours de sens, Mi Gran Noche est un film qui saura assurément toucher un large public avec ses thèmes forts et son spectacle total complètement assumé, tout en se permettant de ne jamais perdre de vue sa sensibilité.

Schwitz
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le 18 nov. 2016

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