Presse unanime, public cannois bouleversé, Palme d'or déclarée (et puis niente par les mystères des délibérations du jury)... Autant dire que Mia madre était attendu de beaucoup de cinéphiles (à commencer par moi-même) et de nombreux fanatici de Nanni Moretti (club duquel je m'auto-exclus pragmatiquement). Viens ensuite (et enfin) le temps de la découverte du film lors d'une cinexpérience (amen). Et l'heure du contraste, sentiment auquel a donné lieu la projection pour beaucoup d'entre nous...


Le dernier film de Nanni Moretti s'ouvre sur un affrontement entre grévistes et forces de l'ordre dans une usine promise aux licenciements économiques, voire à une fermeture certaine. Une question nous agite alors: que diable une telle affaire vient-elle s'immiscer dans le film? Il suffit alors d'attendre le Coupez prononcé par Margherita (héroïne et homonyme, Buy de son nom), pour saisir qu'il s'agit d'un tournage. A l'instar du Caïman, Moretti reprend ainsi une mise en abîme de la profession de cinéaste dans son nouveau film, ce dernier s'organisant autour d'une double trame marquée par le suivi de deux sphères de vie de notre héroïne, professionnelle et personnelle. Si ces deux sphères pourraient s'opposer, elles sont en réalité complémentaires et mettent en scène les tournants de la vie d'une femme quinquagénaire, confrontée à un cap. Le tournage de son dernier film est chaotique (c'était également le cas dans Le Caïman ce me semble), elle met un terme à sa relation avec l'un de ses acteurs principaux (contre l'avis de l'intéressé), voit sa fille adolescente grandir, vivre ses premières déceptions amoureuses et progressivement lui échapper, et surtout assiste aux dernières heures de la vie de la madre. Le tout impuissante, comme si elle était spectatrice avant d'être (et de redevenir par la suite) actrice des changements auxquels elle est confrontée, comme si elle restait à la fois volontairement et malgré elle sur le bord du chemin que représente sa vie, se réfugiant tantôt dans un imaginaire conscient (les souvenirs de sa jeunesse et la réécriture du présent) ou inconscient (les cauchemars dans lesquels elle voit sa mère disparue alors que cette dernière est encore des leurs). Fiction ou réalité, conscience ou inconscience, présence ou absence, Moretti place une fois encore le spectateur dans une position d'entre-deux duale, nous faisant naviguer dans un double récit. Ce dernier fait la force du film, mais il fait également sa faiblesse dans le premier tiers du film. Il m'a semblé, en effet, particulièrement difficile de rentrer dans un scénario dénué d'orientation précise, rendant assez conflictuel le rapport entre fiction et réalité et ne laissant - à mon sens - guère de place à l'émotion que devrait susciter le sujet.


Toutefois, ce qui fait la force de la mise en scène et du scénario de Nanni Moretti, c'est son côté crescendo. Si le moteur met du temps à démarrer, le réalisateur parvient progressivement à nous faire entrer dans un univers qui, à l'instar de son oeuvre, joue ouvertement sur des nuances autobiographiques. Margherita est l'alter-ego de Moretti, tant dans la vie que la fiction, tout en étant son contrepoint: alors que Giovanni -"Nanni" apparaît comme dénué de failles et d'aspérités, au calme et à la sagesse exemplaires, la réalisatrice semble progressivement perdre le contrôle, opérant un relâchement de ses émotions. L'exigence professionnelle est mêlée à de mythiques coups de sang contre son équipe et son acteur principal incontrôlable. Face à la maladie de sa mère et à la progressive prise de conscience, les larmes coulent de plus en plus. A la perfection de l'un s'oppose l'imperfection de l'autre: alors que Margherita passe chez le traiteur acheter de la nourriture pour sa mère hospitalisée, son frère lui livre des plats cuisinés par ses soins et appétissants. Or, chez Moretti, à chacun l'expression de ses failles: si le frère lâche son travail, on assiste impuissant à la perte de l'autonomie de la mère. Derrière son côté grande gueule et une image de "connard" capricieux et prétentieux, le comédien dissimule de sérieux problèmes de mémoire qui lui font oublier son texte et les noms des membres de l'équipe, impuissant lui aussi. L'héroïne, quant à elle, se voit renvoyée ses tourments et son caractère difficile, impétueux, son instabilité et son égoïsme, que ce soit explicitement (par son ex) ou finement (par son frère), ce qui la conduit à une remise en question, à une confrontation avec elle-même, au cœur d'une difficile période de transition sur le plan personnel, où la disparition de la très aimée madre accapare les esprits.


Il n'est nullement question du père (probablement disparu des années plus tôt), ni même du passé ou d'éventuelles dissensions. Chez Moretti, aucune conflictualité ne transparaît dans les relations familiales. Professeure de lettres, faisant l'unanimité auprès de ses proches comme de ses anciens élèves, bienveillante et respectée, la madre apparaît comme un référent duquel découle un héritage (culturel notamment, à travers le difficile apprentissage du latin par la petite-fille) et des valeurs. Elle est érigée en totem, en ciment de la famille au sein duquel ne semble pourtant régner aucune mésentente. C'est un bel et personnel hommage que rend ici le metteur en scène à toutes les madre, lui-même touché par la disparition de la sienne récemment (autobiographie quand tu nous tiens...). La découverte de ce personnage magnifique, sensible et à l'écoute, érudit, dotée d'une autorité morale, ne peut que susciter l'attachement du spectateur. A travers elle et la perspective de sa disparition, Moretti joue finement de drôlerie et d'émotion, de traits d'humour et des larmes d'une héroïne qui se dévoile petit à petit: derrière la femme forte, dotée d'une certaine autorité du fait de son statut de réalisatrice, elle-même madre effective de son équipe de tournage et madre moins présente de sa fille, Margherita révèle une femme fragile, à un carrefour de son existence, soulignée par la mise en perspective entre sa vie professionnelle et son évolution personnelle. Alors que l'état de santé de la madre se dégrade et que le frère se confronte avec lucidité à l'inéluctable, elle préfère de prime abord se réfugier dans un imaginaire, dans la fiction, dans un nihilisme conscient vis-à-vis de la réalité. Ce n'est que lorsque l'irréversibilité de la situation est confirmée par le corps médical qu'elle décide d'affronter la réalité, cet aller sans retour, proposant même le retour de sa mère à domicile afin que les conditions de son départ soient les meilleures possibles, se substituant ainsi au frère à qui semblait jusqu'alors incomber toutes ces tâches.


Margherita, c'est Margherita Buy, une grande dame. Elle saisit à la perfection les contours de son personnage, jouant d'un naturel désarmant et d'une simplicité de jeu touchante: elle est l'héroïne. Elle ose se confronter sans fards ni mise en beauté aux traces de l'âge et au cap de l'existence. Elle illumine l'écran avec sensibilité, évitant le dangereux écueil du pathos et définissant la justesse incarnée. Le naturel est le ciment de cette famille fictive, de la sagesse de Moretti à la magnifique Giulia Lazzarini, la madre du film, jouant une partition sans fausse notes et d'une intelligence rare. Un double prix d'interprétation féminine à Cannes n'aurait pas été volé... En contre-point de ce réalisme désarmant apparaît John Turturro: démesure, cris et grands gestes, pétage de plombs, folie passagère, mythomanie incarnée... tout ce qu'exige son rôle, il le fait. Cela s'appelle un jeu parfait.


En résumé, Mia madre est certes une oeuvre dramatique, dénuée de pathos mais non d'humour. Émouvante, sensible, à défaut d'être bouleversante. Là réside l'un des principaux écueils du film. Outre le décollage trop lent du scénario à mon goût, j'attendais ouvertement que ce dernier me prenne aux tripes, suscite en moi trouble et désordre, sans qu'ils ne soient fruit d'un indigeste pathos. Ce n'est certes pas rédhibitoire: cela ne permet juste pas à un beau film de se muer en chef-d'oeuvre, ou même d'en faire une Palme d'Or.

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le 21 nov. 2015

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rem_coconuts

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