Aller voir un film d’Arnaud des Pallières, c’est comme quand je pars manger chez ma grand-mère à la campagne. Je sais que j’aurais beaucoup à me mettre sous la dent, que les saveurs et les flaveurs seront gourmandes. Le repas se fera dans un environnement accueillant, riche d’une histoire patrimoniale et ouvert sur un monde en évolution. Le moment sera parfaitement indépendant de toute transaction financière.

Des Pallières donc.
Une carrière commencée majestueusement par ce qui s’est fait de mieux en cinéma documentaire dès la fin des années 1990 : ses films étaient chargés de sources : extraits de textes lus (romans, essais…), musiques « progressive » (Martin Wheeler. imparable), images et sons directs, scènes de comédies, jeu d’acteur. Les critiques ne s’y sont pas trompés, il y avait effectivement un foisonnement de sens, de meta données mais surtout de matière visuelle et sonore d’une parfaite beauté technique. C’est la photo de Julien Hirsch et ses audaces expérimentales qui m’ont plié les genoux et fait tombé amoureux de ce cinéma magnifique et plein. Le spectateur entrait alors dans l’univers du film comme dans une corne d’abondance pour les yeux, les oreilles et la pensée. Le temps n’existe plus, il est une donnée théorique devenue Histoire : une pure matière sur laquelle réfléchir.

Quand tu vas voir un film de James Cameron, tu espère en avoir pour ton argent. Quand tu vas voir un Des Pallières, tu sais que tu en auras pour ton propre investissement.

Puis le bonhomme s’est lancé dans la fiction. Alors l’image et le son se sont appauvris. La métaphysique chrétienne qui habitait l’œuvre en arrière plan jusque là est devenue plus littérale (Son premier film « Adieu » = à Dieu) et en même temps plus confuse (je n’ai absolument rien compris à la surabondance de signes de « Parc »).

Aujourd’hui, Arnaud Des Pallières se lance dans le Vigiliante Movie. Ca ne pouvait qu’interpeller !

Pour commencer, il est difficile de donner du contexte dans la mesure où le film lui-même livre ses informations historiques de manière plus que fragmentaire. Il nous reste donc donc le choix de résumer ainsi :
Dans le sud de la France, au moyen âge, un marchand de bétail se fait escroquer par un baron. N’arrivant pas à faire valoir sa cause auprès de l’appareil judiciaire local, il tente du côté de la princesse et sa femme se fait tuer pour cela. Kohlhass part alors en guerre avec ses gens pour se faire justice lui-même. Sur le chemin de sa quête, l’équipée de Kohlhass est enrichie par l’engagement du peuple et la guerre se transforme alors en révolution contre le pouvoir aristocratique sur la paysannerie.

Mais on aurait pu être bien plus disert en décrivant ce que les personnages ne disent pas : Kohlhass est un immigré lisant la Bible protestante et dont le meilleur pote est pasteur protestant. Il rencontre Luther (ou assimilé) à la demande de la princesse pour négocier sa rémission devant le pouvoir féodal et devant Dieu.

Nous comprenons donc rapidement qu’il sera question de droit judiciaire, de vengeance et de morale chrétienne.
Et puis on espère qu’il y aura de la baston aussi.


Le résultat est assez déconcertant. L’arrière plan contextuel du film lui-même est aussi brumeux que la météo des Cévennes. Nous sommes en terre protestante, beaucoup de personnages ont des accents très prononcés, les relations ou fonctions de certains personnages secondaires sont floues.

C’est l’incertitude du Monde qui tenaille progressivement le spectateur tandis que le réel (le minéral, la nature…) et le concret (#accouchement non simulé de jument) s’imposent avec force (les crêtes sur fond de ciel dur, les blessures des chevaux…). L’être humain dans ce film, c’est donc littéralement de la chair grise, difficilement compréhensible, perdue dans un Monde froid et rempli du silence de Dieu.

L’espèce humaine commence par habiter l’espace du cadre avec les bêtes (prédominance des chevaux dans la première séquence, contre-plongées légères qui donnent plus de surface d’écran à la monture qu’au cavalier) puis va se dépiauter. Les corps souffrent (Cesar attaqué par les chiens), et tournent en rond (magnifique plan de Kohlhass errant dans l’écurie avant de voir ses animaux suppliciés).

C’est dans la bande-son que les enjeux vont se préciser : prédominance des sons d’ambiance, des pas des chevaux et de la respiration des bêtes. Le bruit animal devient à la fois drôle et insupportable avec l’apparition du cochon hurlant. Corps rose et souffrant offert en échange d’une place dans les rangées de l’escadron révolutionnaire.

Le son est parfois troué par la parole humaine, celle-ci se fait plutôt rare et lorsqu’elle émerge, c’est systématiquement dans la difficulté : les voix sont murmurées, les discours bafouillés et brouillés par des accents divers. L’ensemble lutte contre les bruits ambiants de la nature. On peut y voir un élément symbolique fort. C’est le cas indubitablement. Mais il me semble qu’il y a là quelque chose de plus artisanal, un choix de mixage et d'un jeu d'acteur mal articulé qu’avait déjà fait Godard en son temps : il s’agit simplement d’affaiblir les dialogues pour que le spectateur passe d’une position ou il entend des voix à une position où il écoute la parole. Nous somme donc là, tendus, à l’écoute du moindre indice, ne serait-ce que pour se sentir moins seul face au vide… Et dans cette tension on se rend alors compte de la beauté du chuchotement.

Le dispositif est bon, le spectateur est conditionné, le réal peut envoyer la sauce… Et puis là c’est la frustration : disons le simplement, les errances morales de Kohlhass sont vues et revues. Le questionnement mystique est un peu idiot. L’incarnation politique à peine existante (ceci dit, je ne vais pas lui jeter la pierre là-dessus…). Vu l’épure que le cinéaste a imposé en amont et le contrat mis en place avec son spectateur, on ne peut que trouver l’ensemble trop sage, un peu léger et, il faut bien l’avouer, plutôt chiant.

Si on ajoute à cela des cadres imparfaits (la première séquence avec Denis Lavant : les personnages sont scalpés un plan sur 2) et un montage en dessous de nos attentes pour les rares scènes d’affrontement (la scène du château est particulièrement mal spatialisée ; il ne me semble pas qu’il s’agisse d’un choix…) ou encore des arbalètes et leurs flèches qui ressemblent plus à des harpons d’aujourd’hui qu’à des outils moyenâgeux ; on ne peut s’empêcher d’être un peu déçus par le dernier film de Des Pallières.

Le travail de Jeanne Lapoirie à la photo reste remarquable à plusieurs niveaux :
- Lumière naturelle avec conditions météo diverses
- Le visage de Kohlhass lacéré par les raies de lumières filtrant au travers de la paille de l’écurie avant qu’il ne retrouve ses bêtes suppliciées.
- Le plan sur les cimes d’arbres, caméras tremblante embarquée sur une charrette en mouvement. Les tremblements transforment l’image numérique en peinture de pixels expressionnistes, comme une réminiscence du travail de Julien Hirsch sur les premiers films.

On aura noté quelques imprécisions de cadrage et de mise en scène sur de rares séquences, cela ne doit pas occulter la maîtrise et la radicalité de certains choix (la cavalcade contre le convoi du baron, apparitions dans la brume…). On pourrait citer de nombreux exemples, qui passeraient notamment par des choix de décors ou de costumes, mais si une figure de style reste à dégager, ce serait selon moi la décision de cadrer quasi systématiquement avec une prédominance de la Terre.
Ainsi on se retrouve avec 2/3 de sols minimum dans chaque plan, cela permet de jouer non pas sur l’écrasement des personnages par l’immensité du ciel mais au contraire rappeler le poids de toute chose, y compris du dispositif même du cinéma là où n’importe quel autre réalisateur aurait joué sur l’aération de ses cadres et sur des panoramas naturels ouverts pour injecter à moindre frais du spectacle et du lyrisme malgré le « petit » budget du film . On voit alors se développer un jeu habile de rapports entre les gros plans sur les personnages et le niveau de la ligne d’horizon à l’arrière plan. Le même mode opératoire avait été mis en place par les Straub pour le film « Othon » il me semble, c’était une manière subtile de mettre en scène les enjeux politiques (au sens du politique, celui qui s’occupe d’organiser la place de l’homme dans le Monde et parmi les siens).

La tradition Des Pallières refait alors surface, épuré du trop plein symbolique et technique de ses fictions mais avec la même générosité sincère que l’on pouvait retrouver dans ses documentaires. Ici tout est dans le geste.
L’aspect politique du film (au sens militant) sera bien évidement évoqué ça et là. Ce sera une belle connerie. Le film ne dit rien ou presque de l’engagement du peuple, celui-ci n’ayant même aucun droit à ne serait-ce qu’un plan avant l'arrivée de ses représentants dans le campement de Kohlhass. Le peuple est ici un décor et un ensemble de personnages secondaires en sursit. Le peuple, c’est la masse qui arrive sans que l’on ait réellement vu de nos propres yeux Kohlhass faire de prosélytisme ou de campagne de recrutement.

Il y a quelque chose de Kafka qui prend vraiment forme à partir de ce moment : l’organisation sociale de l’espèce humaine se meut légèrement, avec beaucoup d’inertie, autour du personnage central. Celui-ci est finalement assez peu acteur de sa propre destinée (difficulté à faire des choix) à partir du moment où il a simplement décidé de faire valoir ses droits (ce qui correspondrait à la marche ordinaire du Monde) et il devient l’objet d’un engagement advenu presque malgrè lui et qui se révèle de plus en plus difficile à tenir. La scène finale sera alors totalement folle et Kafkaienne : une forme de procès au dispositif malade, en dehors de la civilisation et au verdict absurde.

Il reste dans ce film un élément qui me laisse perplexe. Il se passe quelque chose avec les enfants mais j’aurais beaucoup de difficulté à identifier concrètement de quoi il s’agit. Les personnages enfants sont relativement nombreux. Ils semblent être à la fois les observateurs du monde décadent (la fille de Kohlhass observe ses parents copuler, sa mère décéder, puis son père mener sa campagne de massacre) et en même temps il y a toute la peur et une pointe de perversité dans leurs yeux (le jeune baron, la princesse…). On a presque l’impression que Kohlhass reste le seul vrai daron de ce monde onirique et triste à la fois (le géant qui vient voir Kohlhass pour lui dire qu’il ne sait pas où aller, avec son air d’enfant perdu ; le personnage comique de Sergi Lopez et son cochon…). Cet adulte qui ne sait plus quelle est la position à tenir pour garder droiture et dignité, écrasé par des conflits Kafkaiens qu’il est obligé d’assumer, même sa propre fille fini par détourner les yeux pour ne pas voir sa déchéance.


Kohlhass, c’est l’histoire d’un mec qui met tellement tout en œuvre pour rester debout qu’il finit par tomber seul. Hors champ.


Là où j’ai eu l’impression avec « Parc » d’un film joli mais sclérosé par sa symbolique vaine, boursouflée et un peu conne comparée aux efforts mis en œuvre pour la déployer ; ici le bilan est bien plus positif.
Le film a choisi la voie protestante. Le contenu s’est allégé (c’est le moins qu’on puisse dire) pour laisser la place à la nature. La lumière naturelle est sublimée (par Jeanne l’aporie) et les sons d’ambiance ont remplacé l’électro extradiégétique (restent deux morceaux à la viole, discrets et sympathiques). Des Pallières semble avoir tourné le dos à « l’effet » pour ce film. Débarrassé de tous les magnifiques oripeaux de son début de carrière (parole à outrance, musiques sourdes, images saturées d’informations et de traitements numériques) pour confronter ses questionnements à la lumière protestante.

Le résultat est austère. C’est dans l’air du temps.
Dlra_Haou
7
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le 29 août 2013

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Martin ROMERIO

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