Saisissant portrait d’une divine canaille

C’est un maître du cinéma russe, Andreï Konchalovski, qui tourne sa caméra vers un pan de vie de celle d’un autre maître, italien en l’occurence, le grand Michel-Ange. Cinéaste soucieux du cadre et de la lumière, il trouve là une belle occasion de travailler sur l’esthétisme tout en nous interrogeant sur une question souvent au cœur de son œuvre, celle des rapports de l’artiste avec le pouvoir.


C’est un portrait fascinant d’un artiste qui lutte pour survivre, somptueusement tourné, que nous livre Andreï Konchalovsky, qui montre qu’à 82 ans, il n’a rien perdu de sa capacité à surprendre. Né en 1937 dans une famille d’artistes (fils du célèbre poète communiste Sergey Mikhalkov et frère aîné d’un cinéaste primé à l’Académie, Nikita Mikhalkov), Andrei Sergeyevich Mikhalkov-Konchalovsky compte parmi les principaux réalisateurs russes de sa génération. Après avoir affirmé sa volonté de ne pas faire un biopic traditionnel, Konchalovsky tient parole, livrant une approche presque révisionniste d’un Michel-Ange présenté comme une divine canaille, un génie sauvage quasi dément, qui plonge et plonge encore, tourmenté par ses échecs apparents et ses démons intérieurs.


Konchalovsky et la co-écrivaine Elena Kiseleva se concentrent sur la période de la carrière du maître de la Renaissance où il essayait de jongler, ou plutôt de manœuvrer entre les exigences conflictuelles de deux dynasties en guerre. Le film dévoile ainsi le lien profond entre la rivalité constante qui existait au sein des pouvoirs politico-religieux et les artistes au service des caprices des vainqueurs temporaires. Michel-Ange est un regard sur une histoire sinistre et sur la vie réelle de personnages pris au piège de manipulations et de conflits de domination ; c’est une image brute – et souvent cruelle – de villes noyées dans le mensonge et dans l’insalubrité de le leurs rues.
Avec ses joues crevassées et sa barbe noire pointue, Alberto Testoni a les traits caractéristiques du maître florentin, tandis que ses yeux flamboyants confèrent à son personnage un aspect inquiétant, façon Raspoutine. C’est un génie résolument abattu, mal entretenu, sale, et profondément ambigu qui s’indigne d’un côté avec rage de créer « toute cette beauté pour des proxénètes, des tyrans et des assassins », mais qui empoche complaisamment des fortunes de ces mêmes individus avec guère d’honnêteté… Michel-Ange raconte ainsi l’histoire d’un homme qui a en fait terriblement peur de la pauvreté. Un être pétri de paradoxes… fier mais profondément anxieux, dur mais avec un cœur bienveillant, fort mais se sentant si souvent impuissant. Nous voyons se dessiner Michel-Ange comme un homme au don inexplicable et à l’ambition avisée, un génie animé par la cupidité et le désir compréhensible de rester le meilleur à une époque où la renommée de Léonard de Vinci s’étend amplement, tandis que Pinturicchio, Pietro Perugino et surtout Raffaello, attirent aussi de nombreux regards. Rome et Florence sont alors deux réalités auxquelles Michel-Ange ne pouvait pas échapper, jouant dans le dos de ses collègues rivaux, car l’artiste se savait le meilleur de tous et ne voulait pas cesser de le montrer. L’orgueil et l’avarice sont clairement ces péchés qui le conduisent aux confins de la folie. Ces mêmes vices sont mis en évidence par Dante Alighieri, le poète du XIVe siècle, dans L’Enfer, la première partie de sa Divine Comédie que Michel-Ange connaissait par cœur et qui l’obsédait. Autre obsession très différente… les blocs de marbre des Alpes Apuanes. Ce matériau si précieux, sur lequel Konchalovsky se concentre métaphoriquement en racontant la sueur et la fatigue de l’extraction du fameux bloc unique, appelé « le monstre » par les courageux carriéristes de Carrare.


Tourments, audace, talent et folie accompagnent le film, qui trace un panorama brut et dur de l’Italie de la Renaissance, celle d’une société terriblement corrompue, pétrie de misérabilisme dans les relations humaines et professionnelles que le réalisateur russe n’épargne pas au public. Michel-Ange est détesté et adulé dans les rues des villes toscanes entre bagarres, meurtres violence, sexe et saleté, mais, pour l’estime de sa grandeur, entre merveilles et échecs, il parvient tout de même à créer de véritables chefs-d’œuvre. Des œuvres imposantes qui défilent rapidement en toute fin du film, comme pour indiquer que le processus de réalisation a suffi à expliquer sa grandeur, se concluant par le « David », le « Moïse » et la « Pitié » que cette « divine canaille » a laissés comme traces d’une œuvre quasi parfaite, touchée par la grâce, mais faite de mains sales et de folie.

GadreauJean-Luc
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le 19 oct. 2020

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