La critique étant en partie un art subjectif, permettez-moi de commencer avec une courte incise autopoïétique, pour me remettre en jambe. Cette critique, est celle qui me voit revenir sur ce site de temps en temps après une activité régulière au début de mes études en arts du spectacle. Aujourd'hui, je les poursuis toujours en thèse, où la question centrale est celle du poème théâtral. Qui l'eût cru : c'est Midsommar qui m'a l'envie de revenir à ce site, peut-être pour réfléchir par écrit sans me contraindre à l'écriture académique, tout en permettant de confronter les avis. Mais pourquoi Midsommar en particulier ? Cherchons ensemble.


Pour quelqu'un de pétri, comme je l'étais dans mes premières critiques, par une certaine méfiance envers un cinéma d'auteur vautré dans ses propres symboles et sa propre poétique, Midsommar avait tout pour inquiéter. On peut croire à un film d'horreur psychologique, sans jumpscare, sans grosses ficelles, malgré le pitch habituel des amis qui vont ensemble se retrouver dans un endroit isolé et inquiétant. Rien de tout cela ; beaucoup de critiques ont relevé sa qualité de " film d'horreur en plein jour ". Mais d'horreur, le film n'a sûrement que le descriptif ; on pourrait croire à une stratégie marketing, une case où le faire entrer.


En effet, il est difficile de s'y repérer avant de le vivre pleinement, comme une séance de cinéma bien sûr, mais avant tout peut-être comme un rituel. Les chorégraphies, la choralité, le rapport sacré à la terre y sont centraux et donnent de superbes scènes au rythme millimétré. Ajoutons-y la sororité : les danses où ne sont présentes que les femmes se font de plus en plus présentes à mesure que la fin approche. C'est quelque chose que l'on pourrait tout à fait voir sur une scène de théâtre contemporain. Je vous conseille le tout jeune collectif sororal Louves, qui - je le sais pour en avoir parlé avec elles - s'en sont plusieurs fois inspirées, ou encore le travail plus performatif de Rébecca Chaillon. Il y a dans Midsommar cette force de l'instant. On est saisi par la sensualité des rituels et des danses, mais aussi par ce qui relève plus explicitement de la violence et de l'épouvante, en l'occurrence la mise en scène des morts. Quelle mise en scène, quel tableau de Rembrandt que le " vol de l'aigle " que Christian découvre, lentement, élégamment, en même temps que nous.


Il y a quelque chose relevant de la cruauté d'Antonin Artaud, ce théâtre qu'il rêvait détaché du texte, du sens, pour qu'il puisse toucher par la mise en transe du corps à une forme de vérité de l'âme. C'est une des choses les plus fascinantes du l'histoire du théâtre : le théâtre de la cruauté n'a jamais vraiment existé. Artaud n'en a fait que quelques expériences, comme Les Cenci, qui ne lui ont pas permis de traduire exactement ses idées. Fasciné par le théâtre balinais et les rituels magiques, il y cherche un au-delà du langage, pour résister à la conception psychologique du théâtre occidental :



" Le domaine du théâtre n'est pas psychologique mais physique et plastique, il faut le dire. Et il ne s'agit pas de savoir si le langage physique du théâtre est capable d'arriver aux mêmes résolutions psychologiques que le langage des mots, s'il peut exprimer des sentiments et des passions aussi bien que les mots, mais s'il n'y a pas dans la domaine de la pensée et de l'intelligence  des attitudes que les mots sont incapables de prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage dans l'espace atteignent avec plus de précision qu'eux. "



ARTAUD, Antonin, Le Théâtre et son double [1938], Paris, Payot & Rivages, " Petite Bibliothèque Payot ", 2019, p. 119.



Peut-être cette cruauté se traduit-elle mieux dans l'expérience rituelle qu'est Midsommar que dans un spectacle qui rêverait de s'en revendiquer. A ceci près qu'un écran nous en sépare. Mais nous en protège, peut-être aussi.


Midsommar, c'est comme quand on rêve de la mort d'une façon beaucoup trop paisible pour ne pas y repenser toute la journée ; c'est comme quand on tire la mort au tarot. On est inquiet, mais on ressent que dans ces sensations que l'on a éprouvées, quelque chose s'est exprimé, ou en tout cas est sorti de nous d'une manière ou d'une autre, à notre insu. Ce qui sort de nous est d'ailleurs physiquement présent plusieurs fois dans le film : c'est en vomissant que Dani sort de la cabane où elle a jeté un œil, choquée, au rituel d'enfantement. C'est aussi intoxiqué au monoxyde de carbone, les vêtements souillés, que le corps de sa sœur, qui hantera l'héroïne, nous est présenté.


Le deuil, la peur, le traumatisme, le film les met en lumière. Sous le soleil de Suède, tout cela devient presque joyeux. Tout le film semble raconter cela : le processus d'apaisement et de sagesse que constitue le deuil. Aussi voit-on partir au fur et à mesure ceux qui se révélaient, symboliquement ou pratiquement, inutiles à l'évolution de Dani, jusqu'au cathartique brasier final. Pour Artaud, il s'agissait littéralement de brûler les planche. Au festival de Midsommar, tout est construit en bois, en planches longues et étroites. C'est un exercice de style particulièrement audacieux que de fixer sur la pellicule une expérience aussi rituelle, aussi brûlante, aussi théâtrale.


Midsommar détourne subtilement les revendications radicales d'Artaud, qu'il met pourtant si bien en scène, osant une réconciliation audacieuse entre l'immédiateté du théâtre et les détours du cinéma :



A la visualisation grossière de ce qui est, le théâtre par la poésie oppose les images de ce qui n'est pas. D'ailleurs au point de vue de l'action on ne peut comparer une image de cinéma qui, si poétique soit-elle, est limitée par la pellicule, à une image de théâtre qui obéit à toutes les exigences de la vie. "



ARTAUD, Antonin, Le Théâtre et son double [1938], Paris, Payot & Rivages, " Petite Bibliothèque Payot ", 2019, p. 72-73.



Ainsi, de ces détours se dégage une profonde poésie. Le film se révèle particulièrement contemplatif, paisible comme une route vide du grand nord, comme le plan introductif de Shining, ou comme un documentaire Arte - restons simples. Je pense à ces cinéastes qui n'expriment le réel que par les virages, et voilà qu'on peut retrouver dans Midsommar ce qu'on peut aimer dans le cinéma d'Eugène Green ou d'Éric Rohmer - restons fidèles à SensCritique.


On en ressort comme on ressortirait non pas du film Midsommar, mais du festival lui-même, si tant est qu'on en ressorte vivant. Et pour refermer la critique de la même façon que je l'ai ouverte je le découvre à un moment de ma vie où j'ai très clairement tiré la mort au tarot, ce qui lui donne sa résonnance intime et existentielle. Comprenant en écrivant la puissance théâtrale de ce film, je l'ai vécu comme une véritable séance, mot sur lequel Christian Biet a écrit de superbes pages et qui remplit avec brio sa fonction de chaînon entre théâtre et le cinéma.


On peut regarder Midsommar plusieurs fois, comme un refuge, comme un accompagnement pour traverser nos propres deuils. Un deuil joyeux, comme une nuit de danse en famille après l'enterrement, comme une fête des morts mexicaine, pour changer de l'air suédois.

Ashen
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le 12 sept. 2021

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Ashen

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