J’ai pris un plaisir indéniable à la vision du film, j’ai ri et frissonné, souvent en même temps, ce qui est une gageure. Mais plusieurs choses me dérangeaient, pendant la séance et après. De petits détails formels, tout d’abord, sur lesquels je passe vite car ils sont mineurs. La musique m’a un peu agacé, surtout quand on convoque des requiems emphatiques, tout à fait superfétatoires. C’est le côté un peu enclume du film. De même que certains travellings (arrières) un peu trop explicitement kubrickiens – j’ai eu peur lors des 5 premières minutes, je me suis dit que ç’allait être une catastrophe pour cette raison. J’ai rapidement balayé ces scories devant les qualités évidentes du film, bien identifiées par certains critiques. Oui, Lanthimos sert faire des plans, certaines scènes sont passionnantes – comme celle dite des spaghettis magnifiée par son interprète. J’aime beaucoup certaines ruptures de ton, comme par exemple quand Farrell pour faire avouer son fils lui raconte une histoire incestueuse : dans la bouche du personnage, on ne sait pas si la confession est normale ou abusive, anodine ou traumatisante, c’est incroyablement gênant et presque émouvant de sa part, tant il paraît désespéré.
J’en viens donc au problème, que j’ai un peu ressassé et que je résume donc ainsi : ce n’est qu’un exercice de style. Durant la projection, je ne peux m’empêcher de trouver le film trop programmatique : à partir de la scène de déjeuner à l’hôpital où le gamin démoniaque explique les règles du jeu à Colin Farrell. Toute la suite est contenue dans cette énonciation, les enfants vont tomber gravement malade, en trois étapes, jusqu’à ce qu’ils meurent si leur père ne fait pas le choix d’en sacrifier un. Et l’heure est demie restante de Mise à mort suivra exactement ce programme. Je précise tout de suite que ce qui me dérange n’est pas l’inéluctabilité du fatum, sinon ce ne serait plus un fatum, mais la façon dont il va se réaliser. On est dans une tragédie, tout le monde l’a bien noté, donc ce qui doit arriver arrive. Mais les grandes tragédies ne sont pas que le déroulement parfait d’un mauvais augure, non elles sont beaucoup plus vicieuses et cruelles car en général plus le héros maudit tente d’échapper à son destin, plus il le précipite, c’est le cas d’Oedipe-roi, c’est le cas de Macbeth. Ou alors la malédiction ne vise pas celle qu’on croyait, ainsi que dans Iphigénie, citée par le film. Pour le dire plus trivialement, le film n’est pas surprenant (ou alors surprenant dans son jusqu’au-boutisme) et avare en rebondissements. A titre d’exemple, je ne comprends pourquoi l’hypothèse de la simulation par les enfants n’est pas maintenue plus longtemps ni pourquoi la relation sentimentalo-sexuelle entre le Malin génie et la fille n’est pas davantage exploitée. A la place, le film enchaîne quelques passages obligés : examens médicaux avec tous les spécialistes de la région, union puis désunion puis réunion entre le mari et la femme, séquestration du gamin…D’où une impression d’une narration un peu laborieuse faute de développements et de raffinements autour de cette malédiction.
On sent en définitive, dans cette absolue linéarité, une trop grande application à vouloir faire du tragique, à vouloir aller au bout coûte que coûte, ce que je ne peux m’empêcher de trouver un peu vain. C’est là que Mise à mort m’apparaît comme un exercice de style. Car ce qui intéresse Lanthimos c’est moins de raconter une histoire, soit des choses qui arrivent à des personnages, que de faire une tragédie. Le style est privilégié sur la substance. Le fait est que je me fous de ce qui arrive aux personnages, qu’ils ne m’intéressent pas. Je peux trouver effrayante l’avant-dernière scène où l’on vise un enfant mais c’est de point de vue théorique : c’est le fait de viser un enfant qui me trouble, pas cet enfant-là. Lanthimos a pris le parti de prendre des personnages non réalistes, mais un peu bizarres, proches de l’absurde – ainsi le personnage de Colin Farrell qui parle très vite et très sèchement, presque comme une machine, sans montrer beaucoup d’émotions. Ca produit un effet de distanciation et d’absurde, drôle et surprenant, qui limite beaucoup en retour la densité de ces personnages. Pour autant, soyons clairs, je n’exige pas une approche plus empathique des personnages : j’aime bien la froideur et la distance chez Haneke et Franco. Mais chez eux, je suis fasciné par les humains devant la caméra en tant qu’humains. Les protagonistes y sont magnifiquement singuliers et leur singularité y est renforcée par leur indéniable appartenance au genre humain. Ici, je vois plutôt des machines, voire des pions. Ils me semblent trop dévitalisés pour vraiment m’intéresser.
Pour résumer, si la mise en scène et l’écriture des scènes sont souvent brillantes, Mise à mort du cerf sacré ne raconte en revanche pas grand-chose. Je ne demande pas du sens mais de la matière, de la vie, et ici j’en trouve peu.

Carlito14
7
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le 21 nov. 2017

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Carlito14

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