On dit que la colère s’atténue avec l’âge, et que les idéaux se perdent au fil du temps. Peut-être… En tout cas, pas pour Ken Loach.


Ce réalisateur britannique, du haut de ses 80 ans, est et a toujours été un compagnon des petites gens. Il utilise le médium du cinéma pour faire parler ceux qui sont d’ordinaire réduits au silence au sein de la société : chômeurs, délinquants, révoltés et marginaux sont ses personnages fétiches.


Pour ne citer que quelques films : Land and Freedom (1995) dépeignait la guerre civile espagnole de 1936 et l’histoire des « Brigades internationales » (notamment les relations conflictuelles entre anarchistes, trotskistes et communistes), Le vent se lève (2006) et Jimmy’s Hall (2014) parlaient, eux, de la guerre d’indépendance irlandaise ; et dans un registre plus social La part des anges (2012) racontait l’histoire d’un groupe de jeunes délinquants écossais qui se découvrent une passion pour le bon whisky qui leur permettra de sortir de la misère.


Œuvres sociales ou historiques, toujours teintées d’humanisme, les réalisations de Ken Loach ne sont plus à présenter et j’avoue en avoir vu une bonne partie, étant déjà et depuis longtemps acquise à la cause de ce réalisateur. C’est donc avec une grande impatience que j’attendais cette semaine, la sortie de Moi, Daniel Blake, lauréat de la Palme d’Or au festival de Cannes 2016, dont la nomination avait fait grand bruit. En effet, certains critiques avaient trouvé au film un goût de déjà-vu – le rapprochant notamment de La part des anges – et avaient reproché à Ken Loach de filmer toujours les mêmes personnes, c’est-à-dire les pauvres et les chômeurs, le taxant également de tomber dans le misérabilisme.


Pour l’histoire, Daniel Blake est menuisier, il a presque 60 ans. Suite à une attaque cardiaque ses médecins lui préconisent d’arrêter le travail jusqu’à son rétablissement. Il se rend alors à Pôle Emploi (ou son équivalent anglais) pour s’inscrire à l’allocation d’invalidité. Après un bref entretien avec une « professionnelle de santé » mandatée par une compagnie privée, celle-ci détermine qu’il est apte au travail et il se voit refuser le versement de son aide. Pris dans l’engrenage d’une administration déshumanisée, il fait la rencontre de Katie, mère de deux enfants, qui se voit aussi retirer son allocation pour un mois, car elle est arrivée avec quelques minutes de retard à son rendez-vous. Une forte amitié naît entre ces deux personnages qui s’aideront, se soutiendront et essaieront comme ils peuvent de survivre sans revenu.


Il nous montre ensuite la descente aux enfers des deux protagonistes, les heures d’attente au téléphone, l’accueil glacial des employés du Pôle Emploi, l’exclusion de ceux qui ne savent pas utiliser les outils informatiques, le chantage à l’embauche, les factures impayées, le vol, puis l’abandon de sa dignité pour pouvoir survivre : la vente de tous ses biens ou le recours à la prostitution.


Fidèle à son parcours, Ken Loach nous offre un film social, réaliste et sans ornements. Le cinéma est pour lui un moyen et non une fin. C’est en s’intéressant à ces deux personnages, Daniel et Katie, confrontés à la réalité du chômage et du système bureaucratique mis en œuvre en Angleterre et dans toute l’Europe, qu’il tente de nous parler plus globalement des conditions de vie des peuples, qui sont selon lui écrasés par les politiques néo-libérales.


En fait, il est à la fois un observateur très fin des systèmes de classes et de castes dans lesquels nous vivons, mais également un humaniste dont les films ne sont autres qu’une mise en lumière des classes sociales les plus pauvres.


On pourrait lier le travail de Ken Loach aujourd’hui avec celui de Zola en son temps. En effet, l’un comme l’autre, avant de produire des romans ou des films, ont mené des études de terrain, au contact des classes ouvrières notamment. C’est ce travail sociologique qui donne au film une portée réaliste à la frontière du documentaire. Ainsi, les personnages du film, malgré certains traits de caractère fictionnels, sont calqués sur des personnes qu’il a réellement rencontrés avant le tournage, en compagnie de son scénariste Paul Laverty.


En écho aux critiques évoquées lors du festival de Cannes, on peut effectivement reprocher à Ken Loach d’adopter dans plusieurs de ses films un point de vue très manichéen sur le monde, avec d’un côté les « bons » pauvres, chômeurs, oppressés et de l’autre les « mauvais » riches, patrons, oppresseurs. C’est un parti-pris idéologique qui peut déranger et c’est pour cela que les films de Ken Loach s’adressent souvent au même public, celui qui partage déjà sa vision politique proche de l’extrême-gauche.


Cela dit, peut-on parler de misérabilisme ? Pour ma part, je dirais que non, mais de la représentation d’une violente réalité qui touche au cœur de chacun des spectateurs. J’ai versé des larmes devant ce film comme jamais auparavant et je n’étais pas la seule dans la salle. Ce n’était pas une larme de pitié qui s’efface d’un revers de manche, mais des larmes de tristesse, de colère et de révolte, parce que des Daniel Blake, on en croise à tous les coins de rue.


Ken Loach est un révolté, certes, mais il est également convaincu que la solidarité humaine existe et que le mouvement collectif est un moyen d’émancipation pour les peuples. Qu’il plaise ou non, ce cinéma a le mérite de nous rappeler à la réalité et surtout de faire tomber nos œillères. Ses œuvres ont toujours montré la dureté et l’injustice du monde, faisant de lui un réalisateur impertinent et révolté, mais qui n’a jamais perdu de vue l’espoir de lendemains qui chantent…


Un film lucide, un peu désespérant, mais décidément humain.

Elise_Adde
8
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le 20 nov. 2018

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