Attention, divulgâchis.


C’est en 2014 que Xavier Dolan, jeune réalisateur québécois de 25 ans, présente son nouveau long-métrage intitulé Mommy. Si cette œuvre est plus accessible que par exemple son dernier film Juste la Fin du Monde, elle n’en est pas moins subtile. Mommy, c’est avant tout l’histoire de cette mère veuve et de sa bataille acharnée et continuelle contre la vie et ses aléas, mais pas seulement. C’est un flot ininterrompu de sensations et de sentiments, une étude portée sur l’humain, l’individu et ses désirs, l’amour et ses pièges, la vie et ce qu’on en fait, le tout hissé au rang de chef-d’œuvre par le talent incontestable (qui n’attendit point le nombre des années) de Xavier Dolan. Mais enfin, qu’est-ce qui fait de ce film une œuvre destructrice et dévastatrice, véritable bourreau de l’indifférence ?



Focus sur eux



On ne sait que trop bien quel est l’atout principal des histoires de vie : dans un genre où les protagonistes et leur destin forgent le film, des personnages forts et marquants sont indispensables. Et mémorables, les personnages de Mommy le sont.


Dolan le dit lui-même, son film s’axe sur ses protagonistes, et cette décision est poussée jusqu’au choix du format : la fonction première de cet écran carré est, selon le réalisateur, la diminution voire la disparition d’éléments perturbateurs au profit de gros plans sur les personnages, centre du récit. « Il n’y a pas de distraction possible […] Tout est centré sur l’humain, sur le personnage », explique le jeune québécois dans une interview à Cannes. Le fait de concentrer son film sur des personnages et non pas sur des faits constitue le premier pas du réalisateur dans la démarche qu’il adopte, c’est-à-dire l’analyse d’une nature humaine compliquée.


Une figure maternelle peu conventionnelle


L’existence de Diane Després, personnage principal du métrage, est empoisonnée par de nombreux coups du destin : perte d’un mari, maladie d’un fils, ou encore des éléments plus insignifiants, mais qui mis bout à bout sont forcément porteurs de désespoir (perte d’argent et dettes avant que son mari ne meure, accident de voiture au début du film, renvoi de son fils du centre qui l’accueillait et tout ce qui en découle). Ennemie du conformisme, Diane est une femme forte et charismatique qui tente tant bien que mal de faire face à la vie et ses imprévus, ses coups-bas et ses déceptions. Aguerrie (ou usée ?) par des malheurs passés, elle s’efforce de s’intégrer à un monde qui la rejette et qui ne lui correspond pas : elle veut sauver les apparences, pour son fils, pour les autres, pou elle-même, et les scènes où elle se libère des faux-semblants qu’elle arbore habituellement sont d’autant plus denses qu’elles sont peu nombreuses. Au final, n’est-elle pas sublime, à sa manière ?


Hyperbole de l’adolescence


Steve, c’est le feu, à tous les niveaux : le feu de l’amour pour sa mère, le feu destructeur qui provoque incendie sur incendie, catastrophe sur catastrophe, et réduit en cendres l’équilibre rêvé par Diane. Comment définir Steve ? Un jeune turbulent (éveillé ?), instable (fougueux ?), impulsif (vif ?), violent (passionné ?) … Véritable paradoxe humain, il est décrit par sa mère comme « opposant-provocant » : on comprend sans peine que le problème de Steve, c’est sa conception du monde et de la vie, radicalement différente des visions habituelles.


Son personnage est sans doute le plus profond, il est sans cesse complexifié par la maladie qui le touche. À elle se mêlent le caractère de Steve et l’affection qu’il a pour Diane. Cet amour exclusif va au-delà de ce qu’on peut trouver dans des familles classiques, il est renforcé par les épreuves que les deux personnages traversent et en devient vraiment touchant.



Ça se peut qu’un jour tu m‘aimes plus. Mais moi… j’vais toujours être là pour toi.



Il y a enfin cette innocence dont est apparemment doté Steve. Il a l’air d’un éternel optimiste quant au futur, comme un Candide des temps modernes. Un humour (presque) à toute épreuve et un sourire angélique quasiment indissociable cette figure enfantine donnent de Steve cette image pourtant erronée. Dolan s’attellera à détruire cette représentation du personnage à travers un geste particulièrement cru de Steve. Cette tentative de suicide se place en opposition avec le comportement antérieur du jeune homme. Elle intervient afin de montrer que Steve revêt, peut-être encore plus que sa mère, des faux-semblants de confiance et de bien-être.


Steve, derrière cette apparente immaturité et cette violence dont il peut être capable à cause de sa maladie, est en fait un personnage d’une rare sensibilité que son interprète Antoine Olivier Pilon, âgé de 16 ans à la sortie du film, honore admirablement.


Attiédir les tensions mère-fils : un rôle particulier


Vient enfin Kyla, personnage permettant d’apporter de la fraîcheur au film et d’éviter à ce-dernier de se transformer en tête-à-tête oppressant entre Diane et son fils. Pourtant, elle est elle-même dotée d’un caractère et d’une personnalité sibyllins. Personnage à deux facettes au passé trouble et aux démons obscurs, elle intervient dans le film déjà chargée d’un bagage et d’épreuves passées et actuelles. Elle est oppressée par un quotidien monotone et par une famille écrasante qui lui demande une attention continue et exclusive. Elle est, à l’instar de Steve, très introvertie mais son problème se manifeste différemment, à savoir par le langage.
Le personnage connait un tournant vers le milieu du film, lors d’une scène d’une incroyable intensité. On lui découvre une violence refoulée et dévastatrice, et qui contraste avec l’habituelle façon d’être de Kyla. C’est un personnage à deux facettes, gentillesse et brutalité cohabitent en elle et ce conflit la ronge.



Du « eux » au « je » : le challenge de l’universel



Nous l’aurons compris, les personnages que Dolan met en scène sont loin d’être simples. Le réalisateur, s’il dit au début de son film que ce-dernier se déroule dans un « Canada fictif », met un point d’honneur à faire de ses protagonistes des reflets les plus exacts possible d’une réalité complexe. J’aime à croire qu’au-delà d’une critique d’une société ingrate qui rejette Diane et son fils, Mommy est un voyage au cœur de l’âme et de l’humain.


Cette approche passe tout d’abord par l’élimination de tout manichéisme, un monde fait de victimes et de bourreaux ne correspond pas à une représentation pertinente de la réalité. Le tableau que dresse Dolan n’est ni tout blanc ni tout noir, mais tout en nuances. Voici la vie telle qu’elle est. Il n’y a pas l’ignoble mère qui renie son pauvre fils, comme il n’y a pas l’insupportable fils qui pousse à bout sa malheureuse mère. Les personnages de Mommy nous sont plus semblables qu’il n’y parait, notamment par leurs actes et leurs réactions. C’est peut-être même malgré lui que le film de Dolan développe cette théorie d’un humain fait de torts et de vertus, fruit d’un équilibre plus ou moins juste.


Au sein de chaque individu combattent l’amour de soi et l’amour de l’autre. Le même phénomène est observable dans tous les couples, quels qu’ils soient, et transpire de ce duo marquant que forment Die et son fils. Par exemple, dans chacun des faits de Die, on peut distinguer ceux qui servent son fils ou ceux qui lui sont favorables. Si elle se rapproche de Paul, ou encore si elle choisit de garder Steve au début du film, c’est pour son fils ; mais si, enfin, elle prend la décision de le placer dans un endroit où le bonheur ne l’attend pas, n’est-ce pas un peu pour elle ? Loin de moi l’idée de condamner le personnage par rapport à ce choix, j’y reviendrai plus tard.
Cet aspect, bien que noyé dans la critique que le film adresse à la société, est pourtant bien présent. Xavier Dolan met en avant cette caractéristique humaine pour que le spectateur ait l’occasion de la repérer, de l’identifier et de la comprendre. Et comprendre ça, c’est se comprendre un peu mieux soi-même, c’est acquérir la faculté de distinguer les choix égoïstes et les choix altruistes qui nous composent et nous définissent.



Envoûter pour mieux heurter



L’indéniable importance des acteurs parait dérisoire comparée au rôle de Xavier Dolan dans ce film. Le réalisateur est omniprésent, il habite le film de la même façon qu’un peintre habite son tableau. Et la comparaison n’est pas hasardeuse, puisque le réalisateur dépeint, que dis-je sculpte, pour plus de réalisme, les sentiments les plus intimes par toutes les techniques que son art lui permet d’employer. Ni mon analyse grossière ni mes propos peu renseignés ne sont en mesure de vous éclairer sur tous les secrets que renferment la mise en scène, la photographie ou la danse des caméras : c’est bien la preuve que, sans s’abaisser pour toucher un public plus large, Dolan a su rendre son film accessible aux non-connaisseurs sans le démunir de sa subtilité.


La virtuosité du jeune réalisateur se démarque davantage dans certaines scènes dont je ne saurais faire une liste exhaustive, mais dont je vous propose une sélection. Je procéderai de manière chronologique.


« Pick a star in the open sky »


Il faut attendre près d’une heure et quart pour mesurer la sensibilité dont le film est capable. Il suffit à Steve d’un geste pour abolir les étouffantes bandes noires à droite et à gauche de l’écran ; il suffit d’un geste pour que, l’espace de quelques minutes, les personnages s’affranchissent de ce cadre qui les enserre et les asservit presque, car c’est pour moi le but premier de ce format, qu’importent les propos du réalisateur lui-même. L’une des plus belles scènes du film se trouve dans ces minutes qui paraissent des secondes : Dolan parvient à définir tout ce que sont les délices de vivre, le tout sublimé par le splendide Wonderwall d’Oasis. Il est important de préciser que le film est suffocant, éprouvant pour le spectateur qu’il parvient à harponner, et que cette scène est la bouffée d’oxygène dont nous pouvons mesurer la valeur par rapport au reste du film.



I don't believe that anybody feels the way I do about you now...



« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant »


Par deux fois seulement, le cadre s’agrandit avec clémence en deux heures de film. J’appellerai ces scènes des « éclipses » durant lesquels les souffrances de l’existence disparaissent temporairement. Chaque fois suivies d’une cruelle désillusion, ces scènes dérobées sont des plus savoureuses : je m’en vais vous conter l’histoire de la seconde.


Elle se distingue de la première par un aspect majeur, puisqu’elle n’est pas ancrée dans la réalité. Je ne dis pas imaginaire, et vous comprendrez pourquoi. Le fait est que cette scène renvoie à l’introduction du film, qui montrait une Diane apaisée et visiblement heureuse. L’allure mystique de cette première scène n’était qu’un aperçu de cette seconde « éclipse ». Les songes, que Dolan caractérise par le flou, ces songes sont ceux de Diane, rêves d’une vie qu’elle convoite mais qui lui échappe chaque jour davantage.


A l’instar de la paix qu’elle éprouve dans l’introduction, la réussite de son fils, le bonheur prospère, la joie quotidienne qu’elle imagine sont cloisonnés dans un univers onirique parallèle à la réalité. La chute que représente le retour au réel n’en est que plus rude, surtout lorsqu’on considère la scène suivante.


« La raison et l’amour sont ennemis jurés »


Alors que Mommy, œuvre qu’on aurait dite basée sur l’espoir, touche à sa fin, personne n’aurait pu prévoir le choc qu’elle serait. Enfin (qui suis-je pour parler au nom de tous), je n’y étais pas prête. Il faut dire que cette conclusion arrive si vite, face au sentiment d’éternité qui transpire de la scène précédente, qu’elle est à peine croyable.


Je ne dirais pas du choix de Diane qu’il est discutable, je dirais qu’il mérite discussion. Pour qui Diane fait-elle ce choix, voilà la question. C’est évidemment un peu pour elle, dans l’espoir (encore l’espoir !) que l’existence dont elle rêve est encore à sa portée, et dont elle sait grâce à une ultime lucidité qu’elle ne l’atteindra pas avec Steve.


D’un autre côté, ce choix parait légitime puisqu’il n’y a apparemment aucune échappatoire. Apparemment. En effet, qui pourrait dire quels secrets contenait la seconde « éclipse » ? Si, au-delà d’un rêve, cette vision était prémonitoire ? Si, au prix d’innombrables efforts, cette perspective était davantage qu’un songe impossible ?


Quoiqu’il en soit, il serait insensé de blâmer Diane pour avoir choisi de suivre la raison. L’amour de la mère est cependant omniprésent dans cette scène, tandis que cris, souffrance, sang et violence se mêlent. C’est un véritable déchirement, un échec cruel attisé par les scènes suivantes, tableaux d’un environnement des plus malsains.



C’est moi sa mère, c’est moi qui décide !
- Plus maintenant.



Plus tard, Diane tentera de se convaincre que « tout le monde est gagnant ». Toujours l’espoir ! mais l’espoir agonisant, conscient qu’il meurt d’épuisement. L’ultime défaite que Diane subit se matérialise par ses pleurs.


« Je suis né pour te connaitre, pour te nommer »


On arrive aux dernières secondes du film. La lumière qui éclaire son visage parait presque divine. La tête haute, la lueur bleutée de ses yeux laisse transparaître tant de choses, et parmi elles, un refus. Cette lueur dit non. Non, il n’y aura pas de servitude. Le geste qui suit parait alors presque naturel. Logique, en vérité, immuable comme le destin, inévitable comme la mort. Les notes qui retentissent sont celles du magistral Born to Die de Lana del Rey, et vous n’êtes pas sans connaitre l’importance de la musique dans Mommy. La liberté l’appelle, et lui y répond. Au fond, il n'y avait pas de meilleure conclusion possible pour ce bijou du septième art.



Putain de nature humaine.


Mia_Landa
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le 27 juin 2018

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